vendredi 7 février 2014

Nana ( Influence de la peinture impressionniste sur l’écriture romanesque de Zola)

Manet, Devant le miroir, 1876 

Manet, Nana, 1877

Tout le monde se mit à rire, d’une façon exagérée, pour faire sa cour. Un mot exquis, tout à fait parisien, comme le remarqua Bordenave. Nana ne répondait plus, le rideau remuait, elle se décidait sans doute. Alors, le comte Muffat, le sang aux joues, examina la loge. C’était une pièce carrée, très basse de plafond, tendue entièrement d’une étoffe havane clair. Le rideau de même étoffe, porté par une tringle de cuivre, ménageait au fond une sorte de cabinet. Deux larges fenêtres ouvraient sur la cour du théâtre, à trois mètres au plus d’une muraille lépreuse, contre laquelle, dans le noir de la nuit, les vitres jetaient des carrés jaunes. Une grande psyché faisait face à une toilette de marbre blanc, garnie d’une débandade de flacons et de boîtes de cristal, pour les huiles, les essences et les poudres. Le comte s’approcha de la psyché, se vit très rouge, de fines gouttes de sueur au front ; il baissa les yeux, il vint se planter devant la toilette, où la cuvette pleine d’eau savonneuse, les petits outils d’ivoire épars, les éponges humides, parurent l’absorber un instant. Ce sentiment de vertige qu’il avait éprouvé à sa première visite chez Nana, boulevard Haussmann, l’envahissait de nouveau. Sous ses pieds, il sentait mollir le tapis épais de la loge ; les becs de gaz, qui brûlaient à la toilette et à la psyché, mettaient des sifflements de flamme autour de ses tempes. Un moment, craignant de défaillir dans cette odeur de femme qu’il retrouvait, chauffée, décuplée sous le plafond bas, il s’assit au bord du divan capitonné, entre les deux fenêtres. Mais il se releva tout de suite, retourna près de la toilette, ne regarda plus rien, les yeux vagues, songeant à un bouquet de tubéreuses, qui s’était fané dans sa chambre autrefois, et dont il avait failli mourir. Quand les tubéreuses se décomposent, elles ont une odeur humaine.
- Dépêche-toi donc ! souffla Bordenave, en passant la tête derrière le rideau.
Le prince d’ailleurs, écoutait complaisamment le marquis de Chouard, qui, prenant sur la toilette la patte de fièvre, expliquait comment on étalait le blanc gras. Dans un coin, Satin, avec son visage pur de vierge, dévisageait les messieurs ; tandis que l’habilleuse, madame Jules, préparait le maillot et la tunique de Vénus. Madame Jules n’avait plus d’âge, le visage parcheminé, avec ces traits immobiles des vieilles filles que personne n’a connues jeunes. Celle-là s’était desséchée dans l’air embrasé des loges, au milieu des cuisses et des gorges les plus célèbres de Paris. Elle portait une éternelle robe noire déteinte, et sur son corsage plat et sans sexe, une forêt d’épingles étaient piquées, à la place du cœur.
- Je vous demande pardon, messieurs, dit Nana en écartant le rideau, mais j’ai été surprise...
Tous se tournèrent. Elle ne s’était pas couverte du tout, elle venait simplement de boutonner un petit corsage de percale, qui lui cachait à demi la gorge. Lorsque ces messieurs l’avaient mise en fuite, elle se déshabillait à peine, ôtant vivement son costume de Poissarde. Par-derrière, son pantalon laissait passer encore un bout de sa chemise. Et les bras nus, les épaules nues, la pointe des seins à l’air, dans son adorable jeunesse de blonde grasse, elle tenait toujours le rideau d’une main, comme pour le tirer de nouveau, au moindre effarouchement.
- Oui, j’ai été surprise, jamais je n’oserai.... balbutiait-elle, en jouant la confusion, avec des tons roses sur le cou et des sourires embarrassés.
- Allez donc, puisqu’on vous trouve très bien ! Cria Bordenave.
Elle risqua encore des mines hésitantes d’ingénue, se remuant comme chatouillée, répétant :
- Son Altesse me fait trop d’honneur... Je prie Son Altesse de m’excuser, si je la reçois ainsi...
- C’est moi qui suis importun, dit le prince ; mais je n’ai pu, madame, résister au désir de vous complimenter...
Alors, tranquillement, pour aller à la toilette, elle passa en pantalon au milieu de ces messieurs, qui s’écartèrent. Elle avait les hanches très fortes, le pantalon ballonnait, pendant que, la poitrine en avant, elle saluait encore avec son fin sourire. Tout d’un coup, elle parut reconnaître le comte Muffat, et elle lui tendit la main, en amie. Puis, elle le gronda de n’être pas venu à son souper. Son Altesse daignait plaisanter Muffat, qui bégayait, frissonnant d’avoir tenu une seconde, dans sa main brûlante, cette petite main, fraîche des eaux de toilette. Le comte avait fortement dîné chez le prince, grand mangeur et beau buveur. Tous deux étaient même un peu gris. Mais ils se tenaient très bien. Muffat, pour cacher son trouble, ne trouva qu’une phrase sur la chaleur.
- Mon Dieu ! qu’il fait chaud ici, dit-il. Comment faites-vous, madame, pour vivre dans une pareille température ?

Zola, Nana (1880)  


Questions :
Lisez le texte de Zola, observez les tableaux de Manet, puis répondez aux questions suivantes :
1) Relevez des détails vestimentaires ou des éléments du décor qui sont communs au texte et aux tableaux.
2) Analysez le jeu des regards dans le deuxième tableau de Manet. Comment ces attitudes éclairent-elles la nature de la relation entre les deux personnages ? Comparez-les avec les jeux de séduction qui sont mis en scène par Zola dans son texte.
3) Compte-tenu des titres des tableaux, comment peut-on interpréter ces ressemblances ? Comparez maintenant les dates des différents documents. Que pouvez-vous en déduire ?

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