lundi 10 février 2014

À l'assaut de la jeunesse africaine

Face aux réglementations de plus en plus restrictives en Occident, les industriels du tabac se tournent vers les pays en développement, notamment en Afrique, avec une cible fragile : les enfants.
A Mtwapa, dans le sud-est du Kenya, des palmiers offrent de l’ombre à Destiny, un garçon de 14 ans, et à ses jeunes amis pendant qu’ils contemplent la plage blanche et chaude qui donne sur les eaux chatoyantes de l’océan Indien. Petits nuages dans cette scène de pureté, des bouffées de fumée s’échappent des cigarettes qu’ils ont achetées pour une poignée de centimes chacune dans la cahute du vendeur du coin. “Nous fumons tous, mes amis et moi”, raconte Destiny, en inhalant une profonde bouffée avant d’expirer lentement la fumée par le nez. “On voit partout des publicités pour le tabac, et les cigarettes ne sont pas chères.” Alors que la cigarette a de moins en moins la cote dans le monde développé, dans les pays en développement, elle fait un carton.

L’Occident durcit ses réglementations et tente d’arrêter de fumer. Pendant ce temps, les producteurs tournent leur attention vers les marchés africains, où la jeunesse tombe dans le tabagisme. On estime qu’entre 82 000 et 99 000 jeunes commencent à fumer chaque jour dans le monde, la grande majorité dans les pays en développement. Les fumeurs qui débutent dans l’enfance ont davantage de risques d’être dépendants toute leur vie : chez les enfants, le nombre de cigarettes nécessaires pour créer une addiction à la nicotine est plus faible que chez les adultes. Beaucoup considèrent la dépendance au tabac comme une maladie infantile. Hélas, les mesures de lutte contre la propagation de ce mal ne sont prises que très lentement.

Packs enfants à prix modique 


A l’heure actuelle, quatre multinationales du tabac mènent une offensive pour augmenter leurs profits et leurs parts de marché en Afrique. Parmi elles, Philip Morris International, qui possède les marques L&M et Marlboro. John Fielder, responsable de la communication externe du groupe, souligne que “Philip Morris International ne détient qu’une très petite part de marché dans la région”. Mais les choses changent. En 2009, il a ouvert au Sénégal une usine qui emploie 230 personnes.

Le tabac est soutenu par un marketing agressif aux quatre coins du continent, bon nombre de pays n’ayant pas encore de réglementations ou de restrictions visant la publicité pour le tabac. On voit régulièrement des stars de cinéma et des jeunes filles légèrement vêtues figurer dans des pubs. Et selon une récente étude, dans les villes sénégalaises, quantité de terrains de basket portent sur leurs murs les logos de marques de tabac. En Guinée, des “cigarettes girls” sont payées pour faire le tour des boîtes de nuit, des supérettes et des espaces publics, et inciter les jeunes à fumer des marques aux noms enchanteurs comme Diplomat, High Society, Sportsman ou Champion. De surcroît, la possibilité d’acheter des cigarettes à l’unité ou en petits paquets – les kiddie packs [packs enfants] –, et donc à un prix modique, rend le tabac accessible à un plus large public.

Certains jeunes achètent des cigarettes à l’unité pour tromper la faim, notamment dans les régions où il est difficile de se procurer de la nourriture. Lorsque je lui demande si lui et ses amis ont déjeuné, Destiny regarde sa cigarette à demi consumée et répond : “C’est bien mieux, non ?” Les industriels du tabac nient courtiser les jeunes. “Nous ne faisons pas de publicité ciblant les enfants, nulle part dans le monde”, assure Simon Evans, attaché de presse d’Imperial Tobacco Group PLC. “Notre marketing s’adresse à des fumeurs adultes et nous respectons les mêmes normes responsables en Afrique que sur les marchés occidentaux.” Mais de nombreux chercheurs et militants ne sont pas de cet avis.

Ils déplorent la présence massive de publicités dans les magazines, films et réseaux sociaux pour jeunes dans les pays en développement. Selon de récentes recherches, 68 % des enfants de 6 ans du Brésil, de Chine, d’Inde, du Nigeria, du Pakistan et de Russie sont capables d’identifier au moins un logo de cigarettier. “L’industrie du tabac doit séduire les enfants pour remplacer les fumeurs adultes morts du tabac”, résume Anna Gilmore, professeure en santé publique et directrice du Tobacco Control Research Group de l’université de Bath [Grande-Bretagne]. “Le marketing qui vise les enfants est et restera toujours un pilier de leur stratégie commerciale.”

Les industriels en campagne

On assiste aujourd’hui dans de multiples pays d’Afrique à une lutte opposant les industriels du tabac et les tenants d’un contrôle plus strict.
Certaines entreprises sont accusées de manipuler les gouvernements pour repousser l’adoption d’une législation, de financer les professionnels de la santé pour les inciter à agir en leur faveur et d’intimider les gouvernements en agitant la menace de procès.

Pour beaucoup, ces pratiques ne font que mettre en évidence la nécessité de réglementer. “En Afrique, les manigances des industriels du tabac poussent les partisans d’un contrôle à faire pression pour la mise en place de politiques d’envergure, qui protégeront les générations présentes et à venir des conséquences sanitaires, sociales, économiques et environnementales dévastatrices de l’usage du tabac”, explique Enó Isong, directeur associé de l’ONG internationale Campaign for Tobacco-Free Kids.

Les Nations unies interviennent elles aussi pour empêcher l’arrivée d’une nouvelle génération de jeunes fumeurs. Et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est parvenue à faire ratifier sa convention cadre pour la lutte antitabac en 2005. Mais cela n’a pas été une mince affaire. Les industriels du tabac, qui fournissent des emplois et apportent des bénéfices économiques, sont en position de force face aux gouvernements des pays pauvres. Ils freinent ainsi la mise en place de législations allant à leur encontre. “Les industriels du tabac essaient d’interférer dans les procédures législatives, en tirant parti de leurs contacts dans le monde politique et en faisant jouer leurs activités ‘socialement responsables’”, dénonce Enó Isong. Chez Imperial Tobacco Group PLC, Simon Evans nie en bloc : “C’est le rôle des gouvernements de diffuser à la population des messages clairs et cohérents sur les dangers du tabagisme. Nous ne nous opposons en rien à ces messages.”

Légiférer contre le tabagisme 

Plusieurs actions sont menées pour lutter contre la propagation du tabac, mais pour l’heure les réglementations sont l’exception, et non la règle. D’après un rapport de l’OMS, seuls cinq pays d’Afrique interdisent le tabac dans les espaces publics et neuf la publicité, tandis que quatre font figurer des avertissements sur les paquets de cigarettes conformément aux recommandations de l’OMS.

En Afrique, où chaque gouvernement a sa manière de faire, l’exemple de l’Afrique du Sud semble prometteur. Le tabac est interdit dans les lieux publics, les paquets doivent porter des avertissements clairs et en grosses lettres, et plusieurs campagnes sensibilisent la population à cette question de santé. Qui plus est, en 1999, le pays a adopté la loi d’amendement sur le contrôle des produits du tabac, qui prohibe la publicité pour les produits du tabac, la distribution gratuite et la promotion sous quelque forme que ce soit, notamment le sponsoring – exactement le genre de mesure qu’Enó Isong estime nécessaire pour contrôler le tabagisme chez les jeunes. “Une interdiction totale de la publicité directe et indirecte pour les produits du tabac, de la promotion et du sponsoring, par exemple, empêchera la diffusion de messages incitant les gens à commencer à fumer, notamment les enfants”, explique-t-il.

Pour l’heure, toutefois, cet espoir reste chimérique dans la plupart des pays d’Afrique, y compris le Kenya. A Mtwapa, Destiny et ses amis se lèvent des blocs de béton sur lesquels ils sont assis et se dirigent vers la cahute en finissant leurs dernières clopes. Ils laissent tomber quelques pièces, prennent une cigarette dans une boîte bleue, l’allument avec une allumette et retournent vers la plage. “J’en fumerai sans doute cinq ou six aujourd’hui – ça me calme”, commente Destiny.

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