Un ouvrage dévoile les richesses du patrimoine pénitentiaire français, qui en dit long sur les talents et états d'âme des détenus.
Mettons un instant
entre parenthèses les rapports pointant les effets délétères de la
surpopulation carcérale et la vétusté des prisons françaises. Et ouvrons les
yeux sur les trésors laissés par des générations de prisonniers sur les murs
des centrales et des maisons d'arrêt. Sur tout ce que l'enfermement et la
solitude ont été capables de féconder au-delà des graffitis et tags de
protestation. Le visage fabuleusement émancipé de ce monde clos est livré dans
un album inédit de 400 pages : Prisons : patrimoine de France*.
"La prison dope
l'imaginaire"
Son auteur, le magistrat Étienne
Madranges, a visité les cellules, jardins, cachots, donjons, lieux de culte,
ateliers, souterrains, etc., de plus de 400 édifices pénitentiaires et
immortalisé chaque parcelle du patrimoine artistique découvert, aussi immense
que méconnu. "En regardant les 60 000 clichés pris lors de mes visites, je
me suis rendu compte que les prisons n'étaient pas seulement des lieux de
sanction et de réinsertion, des lieux de souffrance et d'espoir, des parloirs,
des cellules et des ateliers, mais aussi des lieux de grande créativité,
d'imagination artistique, d'épanouissement intellectuel même", témoigne
l'auteur. Après tout, pourquoi l'imaginaire serait-il plus limité ici
qu'ailleurs ? "Les détenus n'ont rien d'autre pour les distraire que cette
invitation à développer leur art. Paradoxalement, la prison dope leur
imaginaire, c'est un lieu de découverte de ses talents artistiques",
décrypte Étienne Madranges.
Ce fut même, pour certains
détenus, artistes sans le savoir, un tremplin vers une carrière internationale.
Mais ces graines d'artistes ne façonneraient pas de tels trésors sans "le
formidable investissement de l'ensemble du personnel d'encadrement, des
surveillants aux professeurs d'art plastique en passant par les travailleurs
sociaux", relève le magistrat. "En faisant ce livre, c'est un hommage
que je rends à l'administration pénitentiaire qui rend possible une telle
créativité artistique."
À commencer par l'art plastique,
avec l'arbre de poésie de Château-Thierry, les magnifiques voiliers décorant un
mur de la prison de Fresnes, ou encore les fresques recouvrant les murs
extérieurs de la maison d'arrêt de Valenciennes qui, explique l'auteur,
"symbolisent l'image de la prison dans la cité". D'autres facettes de
l'art plastique se reflètent dans les œuvres street art des couloirs
d'établissements pour mineurs ou dans l'assemblage improbable de personnages
imaginaires.
Colombes,
femmes et humour
Les calendriers et autres signes
de comptage des jours qui s'égrènent reflètent les angoisses face au temps qui
passe. Des bustes de femme, pudiques et délicats, traduisent le manque affectif
ou, peut-être, une invitation au rêve... Les ciels profonds et les colombes en
plein vol, la mer et son horizon flirtent avec l'idée d'évasion ou, peut-être,
de transcendance. Certains détenus singent leur condition par l'humour teinté
d'imaginaire comme ce lapin gendarme qui emmène un lapin détenu dans une
cellule.
Parmi les réalisations
artistiques les plus surprenantes, Étienne Madranges a déniché une incroyable
sculpture faite à l'aide de clés (de prison), œuvre d'un surveillant mais aussi
alchimiste dans l'âme pour oser transmuter le symbole même de l'enfermement en
outil de créativité. L'art floral a aussi ses oeuvres très réussies comme les
fresques naturelles du jardin de la prison de Saint-Maur ou le musée du bonzaï
de Muret.
On a aussi envie de croire que le
langage universel de l'art dans la prison crée des passerelles entre les âmes.
Ainsi, l'auteur rapporte une anecdote éloquente et pleine d'espoir : "Dans
la salle multiconfessionnelle de la prison de Pontoise où chrétiens, musulmans
et juifs s'adonnent à leur culte, le tapis de prière a été financé grâce aux
dons des paroissiens de la commune voisine. L'emprisonnement favorise le
rapprochement œcuménique", sourit l'auteur.
Casser
sa pipe
Un chapitre de l'ouvrage est
consacré aux anciennes prisons transformées en écoles, en bibliothèques (le
plus bel exemple étant Coulommiers), en musées (Nantua ou Fontainebleau), en restaurants
(Thionville) et même en "cachots d'hôtes" (en plein cœur de Blois),
un lieu idéal pour ceux qui veulent séjourner dans les entrailles du
pénitentiaire...
Dans le chapitre "Des
prisons musées" qui foisonne d'objets illustrant la vie et la tenue des
anciens détenus, on découvre des pipes rompues, en référence à cette dernière
pipe que le condamné à mort savourait avant de trépasser. Telle est l'origine
de l'expression "casser sa pipe"...
De l'immortalisation de ce
"formidable patrimoine national", l'homme et le magistrat se sont
trouvés enrichis. "Sur le plan professionnel, cela m'a appris à mieux
comprendre l'évolution de personnes enfermées, c'est une façon de les suivre
au-delà de leur peine. Le juge ne peut se désintéresser du sort de celui qui a
été puni." Autre source d'enrichissement, celle tirée du "constat
qu'il peut y avoir une réinsertion et une prise en charge efficace des détenus
dans le domaine de l'art". Quant à l'homme Étienne Madranges, il a éprouvé
"beaucoup d'émotion devant les graffitis de détenus qui pensaient à leur
bien-aimée ou s'en remettaient à leur foi à l'époque où la prison était un lieu
d'élimination". Et il a aussi admiré les "ressources dont a fait
preuve un détenu qui, faute de pouvoir peindre au couteau, a utilisé des cartes
téléphoniques pour exercer son art". Comme quoi, la puissance de la
création transcende les interdits et les contingences de la vie.
Le Point.fr du 2 novembre 2013 - Par Laurence Neuer
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