Le musée du Quai Branly consacre une exposition aux
tatoueurs et aux tatoués. Ses commissaires, fondateurs du magazine Hey!,
défendent l'idée de la discipline comme art véritable, avec son histoire et ses
maîtres.
L'exposition Tatoueurs, Tatoués débute mardi 6 mai
du Quai Branly. Anne & Julien, les commissaires, en profitent pour
revendiquer la dimension artistique du tatouage, et son poids dans l'histoire
de l'art.
"Du tatouage dans un musée national? A
première vue, le sujet paraît un peu incongru, voire provocateur. On aurait
tort, pourtant, d'attribuer ce choix à un seul effet de mode. Certes, on
assiste depuis quelques années à une explosion du nombre de tatoueurs (et
de tatoués). Le phénomène a une résonance sociale contemporaine très forte, on
l'a beaucoup lu... Cela justifie-t-il une place dans un musée? Absolument. En
Europe, la puissance anthropologique et sociologique du tatouage a beaucoup été
explorée et exposée.
En revanche, on oublie systématiquement, lorsque l'on parle
du tatouage actuel, sa dimension artistique et son poids dans l'histoire
de l'art. La discipline est étudiée en tant que telle aux Etats-Unis, au même
titre que le folk art (les arts indigènes et paysans) ou les arts
outsiders (l'art brut, inventé par Jean Dubuffet pour désigner les oeuvres de
personnes qui n'ont pas de culture artistique). Loin de toute considération
sociétale, c'est cette dimension trop oubliée que nous mettons en lumière dans
l'exposition et dans les spectacles vivants qui l'accompagnent.
"Les tatoueurs, jusqu'à très récemment, fréquentaient
une population 'trouble'"
Oui, le tatouage est un art en mouvement. Cette idée inédite
explique précisément pourquoi il reçoit à présent un tel écho émotionnel. Celui
d'aujourd'hui est la résultante de son parcours, depuis le début du XIXe siècle
jusqu'à l'avènement d'Internet. Les tatouages ont l'air d'autant plus anodins
qu'ils ne semblent pas porteurs d'histoire contemporaine; ceux qui la
conservent sont les tatoueurs et les tatoués eux-mêmes, une
communauté qui parle entre soi, qui communique peu vers l'extérieur. Or, il est
crucial de mettre en lumière les artistes, les pionniers, comme dans tout autre
champ artistique.
Où ces styles ont-ils été inventés, à quelle époque, sur
quel continent? Que racontent-ils aujourd'hui? L'enjeu est de ne pas oublier
les grands maîtres, d'expliquer leur oeuvre, de comprendre leur impact. Les
tatoueurs, jusqu'à très récemment, fréquentaient une population disons
"trouble", d'anciens prisonniers, de marins et de légionnaires,
par exemple. La plupart ne possédaient pas une aptitude au dessin particulière,
mais une familiarité avec ce type de clientèle. (Notons que cela n'a pas
toujours été le cas: avant l'Antiquité, le monde entier était tatoué. Ce sont
le christianisme et les conquêtes qui ont interdit et marginalisé la pratique.)
Lorsque l'on se penche sur les archives, on voit certains noms -à peine quatre
ou cinq par décennie- émerger :ce sont ceux qui avaient un don particulier. Et,
là, on est soufflé par leur talent.
Des tatouages produit spécialement pour l'exposition
Actuellement, il existe peu de grands maîtres tatoueurs.
Certains d'entre eux ont produit des pièces inédites pour l'exposition avec
leurs outils du quotidien, leurs gestes, leurs couleurs. Nous voulions montrer
la valeur de leur main. Cela dit, un maître tatoueur ne se mesure pas
uniquement à la qualité de son travail, mais aussi à l'aune de son implication
dans la discipline. Etre un excellent dessinateur ne suffit pas: ce que l'on
apporte pour le futur est aussi important. Un exemple? Le Suisse Filip Leu.
Il fait partie d'une grande famille de tatoueurs. Son père, Felix, oeuvrait
déjà, à une époque -les années 1970- où la discipline était encore occulte. Sa
vision est très particulière, car il a toujours associé le voyage et les
échanges à son art. Felix imaginait le tatouage comme une composition
picturale, ce qui a beaucoup influencé son geste.
Un maître tatoueur ne se mesure pas uniquement à la qualité
de son travail, mais aussi à l'aune de son implication dans la discipline
Filip, lui, se fait tatouer pour la première fois à l'âge de
6 ou 7 ans et devient tatoueur à 11. Cinq ans plus tard, il part faire son
apprentissage dans le monde entier. Il rend visite aux maîtres et mêle
observation et pratique. Il revient en Suisse créer son propre style, soit un
mélange de motifs basiques des tatouages japonais et britannique, le tout
mâtiné d'éléments de la branche outsider du tatouage américain. Il est devenu
extraordinairement bon. Ses pièces sont reconnaissables au premier coup d'oeil,
pas simplement par leur style. Ce serait facile: il suffit de ne tatouer qu'en
noir et blanc, ou seulement des fleurs et les gens vous reconnaissent. Sa
signature est plus subtile: la finesse de sa palette de couleurs et sa façon de
poser ses compositions sur l'ensemble du porteur sont incroyables. Son approche
est transversale, quel que soit son sujet, car son vocabulaire pictural est
commun à toutes ses compositions. Et ce n'est pas tout. Frustré par les
machines dont il se servait, il a finalement mis au point une nouvelle forme
d'outil. Il a fait évoluer l'art du tatouage, comme les peintres qui fabriquent
leur propre pinceau pour obtenir les effets dont ils rêvent. Tous ces éléments
en font un maître.
Des tatoueurs à tous les coins de rues
La conservation de ces savoirs et de ces techniques est
cruciale pour l'avenir de la discipline. L'apprentissage est profondément remis
en question aujourd'hui, à l'ère d'Internet. Tout le monde est abreuvé
d'images: on peut avoir accès au travail de n'importe qui, mais on peut aussi
acheter du matériel en ligne. Traditionnellement, il fallait être coopté pour
acheter ces machines (comme dans la plupart des subcultures, cette pratique est
une façon de se protéger). Il y a désormais des tatoueurs à tous les coins de
rues! Beaucoup de gens ont le sentiment qu'ils peuvent choisir ce métier sans
apprentissage traditionnel. Ces changements posent une question: cette
formation va-t-elle être reléguée au passé ou, au contraire, va-t-elle refaire
surface comme un besoin absolu? Il s'agit d'une période très dure: il faut
observer, dessiner, travailler sans cesse, bien sûr, mais surtout acquérir une
disponibilité d'esprit et se mettre au service de son oeuvre.
C'est cela qui
façonne une identité.
Sans aucun doute, la discipline va évoluer rapidement. Notre
époque est passionnante, car de nombreux aspects changent très vite. La preuve,
ce qui se passe en Chine en ce moment est fascinant : l'histoire du tatouage
là-bas est extrêmement riche. Il a été tour à tour banni, haï, stigmatisé,
autorisé, adulé... Aujourd'hui, les jeunes générations se l'approprient.
L'explosion du nombre de tatoués est l'une des plus fortes alors qu'il n'est
pas encore vraiment accepté dans la société. Les jeunes reprennent une ligne
forte de leur incroyable histoire iconographique. Ils traduisent le
nationalisme aigu des anciens en dédouanant cette pensée de son implication
politique. Ils la transforment en une vision esthétique et individualiste, sans
idéologie. C'est un moyen d'exister seul dans une société qui s'est toujours
pensée en communauté. Pour le moment, aucun maître tatoueur ne s'est fait
connaître, parce que la pratique se redéveloppe depuis peu. Mais cela va
arriver très vite, car ils travaillent sans cesse. Ouvrez l'oeil!"
Résumez en quelques lignes .
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