samedi 8 mars 2014

Google, Facebook, Twitter : les Geeks se mettent au zen

Dans la Silicon Valley, la méditation est bien plus qu'une tendance, c'est une méthode de management pour salariés ultra stressés. Et un business très lucratif.
Il a commencé par butiner. "Mes amis me disaient que ça les aidait, pourquoi ne pas essayer ?" Dix minutes par jour avec son smartphone et l'appli Headspace. Et puis il a laissé tomber. Avant de retremper un orteil. Puis deux. Une demi-heure par jour. Deux fois une demi-heure.
"Maintenant, si je ne le fais pas, cela me manque." Bien sûr, "mes copains européens se foutent tous de moi, ils me disent : "C'est bon, tu es vraiment accro à San Francisco, il ne manquait plus que cela à ta panoplie et bientôt tu vas t'acheter une voiture électrique Tesla !"" Loïc Le Meur, un HEC débarqué il y a sept ans dans la Silicon Valley, se marre : c'est lui qui va les convertir. A Paris, en décembre dernier, sa conférence LeWeb a organisé un "moment de méditation". Personne n'a moufté.
Programmes de "croissance personnelle" chez Google

Ce pourrait être l'histoire d'une mode, d'une énième tocade d'enfants gâtés du high-tech. Mais la vogue de la méditation, dans la Silicon Valley, est bien plus que cela : le signe d'un vrai malaise au royaume du toujours-plus-vite.
"Le stress, dans la Vallée, est bien plus intense que partout ailleurs, dit Monika Broecker, une psychologue allemande de Berkeley. Je passe mon temps à recevoir des gens qui me disent : "Je suis tellement distrait par toutes les choses que je dois faire, je n'arrive plus à rien, je suis incapable de me concentrer sur quoi que ce soit.""
Monika est une pionnière. En 2007, Google a fait appel à elle pour mettre sur pied des programmes de "croissance personnelle".
Il était hors de question d'utiliser le mot "spirituel", ça les aurait fait partir en courant, se souvient-elle. Le concept n'était pas du tout populaire à l'intérieur de l'entreprise, il a fallu nous battre, résultats chiffrés à l'appui, pour que ces programmes soient financés."
Un chiffre qui fait mouche, à l'époque, est le coût pour Google de salariés sous pression, exténués, dispersés : 60 millions de dollars par an, selon une estimation. La liste des problèmes rencontrés ? Stress, anxiété, dépression, douleurs chroniques à la nuque et au dos, insomnie...
Son job : "Eclairer les esprits, ouvrir les cœurs..."
Sept ans plus tard, le Search Inside Yourself ("Cherchez à l'intérieur de vous-même") est devenu un must chez Google. Il est incarné par Chade-Meng Tan, un ingénieur passionné de bouddhisme qui n'enseigne pas seulement la méditation mais aussi la réduction du stress, l'accroissement du bien-être, l'amélioration de l'attention et de la créativité, l'optimisme accru... Chade-Meng Tan décrit son job avec une modestie très Google : "Eclairer les esprits, ouvrir les cœurs, créer la paix mondiale."
Google a ouvert les vannes, confie Monika Broecker, qui conseille plusieurs grosses boîtes de la Vallée. Facebook, Twitter, tout le monde s'y est mis."
Jusque dans les start-up. Evan Williams, qui a cofondé Twitter, a lancé Medium, sorte d'antidote aux haïkus de Twitter : le site propose des articles longs, à lire en prenant son temps. Mais pour la quarantaine de salariés, l'ambiance est frénétique, comme dans toute start-up qui se respecte. Sauf que... Medium offre à ses employés, sans obligation, des séances de méditation avec un coach. "Je n'avais jamais essayé, reconnaît Jean Hsu, une ingénieure de 27 ans recrutée chez Google. Et je loupe parfois les séances tellement il y a de choses à faire. Mais ici, ils vous font comprendre que c'est OK de faire un break pour méditer. C'est dans leur culture."
Jean est accro, tout comme Brad Birdsall, un designer de 25 ans qui pratique la "méditation guidée" trois fois par semaine : "Au boulot, on passe son temps à réagir. L'idée d'être bien davantage dans le moment présent, de fonctionner moins sur le mode de la réaction vous rend bien plus conscient de ce que vous faites."
Le mot qui revient le plus souvent, dans la Silicon Valley, n'est pas méditation mais mindfulness, traduction approximative du vipassanâ bouddhiste ("voir clairement et en profondeur"). La mindfulness, version Silicon Valley, est tout ce qui permet de lever la tête de son guidon technologique et de prendre conscience de ce que l'on fait, et pourquoi. Par exemple en débranchant ses gadgets.
Des "camps de désintoxication" pour hyper connectés...
Installé sur une île cambodgienne, en 2011, Levi Felix constate avec effarement le mal qu'ont ses visiteurs américains à se passer d'internet. Après un détour par la Thaïlande où Levi et sa copine font un stage de yoga et de méditation, le couple retrouve une Silicon Valley encore plus hyper connectée et narcissique que celle qu'ils avaient quittée.
Avec un petit groupe d'amis, ils décident d'aider les gens à se "désintoxiquer" lors de retraites où l'on ne se contente pas de laisser son iPhone ou son iPad à la maison, mais où il est prohibé de parler boulot.
"Il ne s'agit pas seulement de débrancher, mais de se déconnecter pour se reconnecter avec les autres et trouver un équilibre, une "mindfulness", une meilleure relation avec ses écrans lumineux", souligne le PDG de Digital Detox.
Les retraites sont bourrées de méditation, yoga, tai-chi, rap, varappe, tir à l'arc, etc., elles durent trois ou quatre jours et coûtent de 300 à 900 euros. Et elles font un tabac.
... et conférences Wisdom 2.0 ("Sagesse 2.0")
Levi n'est pas le seul à surfer sur le malaise des geeks. Il y a quelques années, Soren Gordhamer vivait dans un mobile home au fin fond du Nouveau-Mexique. C'est de là que ce fan de méditation a organisé ses trois premières conférences Wisdom 2.0 ("Sagesse 2.0"). "La première, en 2010, n'a attiré que 325 personnes, se souvient-il. Le sujet était confidentiel et il n'y avait qu'une poignée d'originaux, dans les entreprises, à pratiquer la méditation."
La dernière conférence, il y a deux semaines, s'est déroulée à guichets fermés, avec un thème général qui ne péchait pas par manque d'ambition : "Quatre jours, 2000 personnes, une question : "Comment pouvons-nous vivre avec sagesse, conscience et compassion dans l'ère numérique ?""
On y a entendu un prof comparer l'éclosion de cette nouvelle sagesse qui "reconnaît le sacré dans l'humain et l'humain dans le sacré" à une nouvelle "renaissance" (mieux que l'originale, a-t-il précisé). Le succès de Wisdom 2.0 est tel qu'une version européenne aura lieu en septembre à Dublin. Logique, dit Soren :
Nous continuons tous à verser de l'info dans nos vies, mais la coupe déborde."
Dans la Vallée, personne ne met en cause la technologie en tant que telle - on ne touche pas au veau d'or. Mais l'inquiétude rôde. Stanford, l'épicentre universitaire de la région, a créé un Centre pour la Compassion et l'Altruisme et un Laboratoire de Technologie calmante. "Au départ, il y avait cette question simple, explique Neema Moraveji, le prof à l'origine du Calming Technology Lab : "La technologie est-elle le problème, ou bien le problème est-il dans son design ?""
Contrôle de la respiration sur Smartphone
Neema, qui penche pour la réponse optimiste, a fondé une start-up qui lancera bientôt un petit appareil que l'on porte en clip à la ceinture. Connecté par WiFi à votre portable, ce capteur baptisé Spire mesure précisément votre respiration, les mouvements de votre diaphragme, vos déplacements...
"Face à la distraction, la dispersion, la fatigue, l'incapacité à se concentrer, l'un des instruments les plus efficaces est le contrôle de la respiration", explique le prof-entrepreneur, démonstration à l'appui. Le salarié, après avoir reçu sur son smartphone un message indiquant qu'il est "stressé depuis quarante-cinq minutes", se voit invité à "respirer lentement, pour que la plume qui flotte dans l'air, sur l'écran, reste au milieu de celui-ci". Bon élève ? "Vous êtes redevenu calme", annonce le smartphone.
Méthode de management et business lucratif
Personne ne doute de la capacité de la Silicon Valley à transformer la méditation et les techniques calmantes en business lucratif. "C'est dans ce domaine que je cherche l'idée de ma prochaine start-up", annonce Loïc Le Meur. La vraie question est de savoir si l'empire du high-tech est prêt à remettre en question la distraction qu'il vend à longueur de journée.
Alex Soojung-Kim Pang, un futurologue et gourou de la technologie qui a écrit un livre sur nos vies d'"accros à la distraction" , en doute : "Je suis sceptique à l'idée que les grandes sociétés vont changer, leur modèle de business dépend de l'utilisation toujours plus intense des YouTube et autres Google." Profits mis à part, "nous avons passé des générations entières, dans la Silicon Valley, à aller toujours plus vite, et nous avons appliqué cela à nos propres existences. Alors, l'idée qu'une meilleure vie est une vie que l'on vit plus lentement..."


Philippe Boulet-Gercourt - Le Nouvel Observateur

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