Dans la Silicon
Valley, la méditation est bien plus qu'une tendance, c'est une méthode de
management pour salariés ultra stressés. Et un business très lucratif.
Il a commencé par butiner.
"Mes amis me disaient que ça les aidait, pourquoi ne pas essayer ?"
Dix minutes par jour avec son smartphone et l'appli Headspace. Et puis il a
laissé tomber. Avant de retremper un orteil. Puis deux. Une demi-heure par
jour. Deux fois une demi-heure.
"Maintenant, si je ne le
fais pas, cela me manque." Bien sûr, "mes copains européens se
foutent tous de moi, ils me disent : "C'est bon, tu es vraiment accro à
San Francisco, il ne manquait plus que cela à ta panoplie et bientôt tu vas
t'acheter une voiture électrique Tesla !"" Loïc Le Meur, un HEC débarqué
il y a sept ans dans la Silicon Valley, se marre : c'est lui qui va les
convertir. A Paris, en décembre dernier, sa conférence LeWeb a organisé un
"moment de méditation". Personne n'a moufté.
Programmes de "croissance personnelle"
chez Google
Ce pourrait être l'histoire d'une
mode, d'une énième tocade d'enfants gâtés du high-tech. Mais la vogue de la
méditation, dans la Silicon Valley, est bien plus que cela : le signe d'un vrai
malaise au royaume du toujours-plus-vite.
"Le stress, dans la Vallée,
est bien plus intense que partout ailleurs, dit Monika Broecker, une
psychologue allemande de Berkeley. Je passe mon temps à recevoir des gens qui
me disent : "Je suis tellement distrait par toutes les choses que je dois
faire, je n'arrive plus à rien, je suis incapable de me concentrer sur quoi que
ce soit.""
Monika est une pionnière. En
2007, Google a fait appel à elle pour mettre sur pied des programmes de
"croissance personnelle".
Il était hors de question d'utiliser le mot "spirituel", ça les
aurait fait partir en courant, se souvient-elle. Le concept n'était pas du tout
populaire à l'intérieur de l'entreprise, il a fallu nous battre, résultats
chiffrés à l'appui, pour que ces programmes soient financés."
Un chiffre qui fait mouche, à
l'époque, est le coût pour Google de salariés sous pression, exténués,
dispersés : 60 millions de dollars par an, selon une estimation. La liste des
problèmes rencontrés ? Stress, anxiété, dépression, douleurs chroniques à la
nuque et au dos, insomnie...
Son job :
"Eclairer les esprits, ouvrir les cœurs..."
Sept ans plus tard, le Search
Inside Yourself ("Cherchez à l'intérieur de vous-même") est devenu un
must chez Google. Il est incarné par Chade-Meng Tan, un ingénieur passionné de
bouddhisme qui n'enseigne pas seulement la méditation mais aussi la réduction
du stress, l'accroissement du bien-être, l'amélioration de l'attention et de la
créativité, l'optimisme accru... Chade-Meng Tan décrit son job avec une
modestie très Google : "Eclairer les esprits, ouvrir les cœurs, créer la
paix mondiale."
Google a ouvert les
vannes, confie Monika Broecker, qui conseille plusieurs grosses boîtes de la
Vallée. Facebook, Twitter, tout le monde s'y est mis."
Jusque dans les
start-up. Evan Williams, qui a cofondé Twitter, a lancé Medium, sorte
d'antidote aux haïkus de Twitter : le site propose des articles longs, à lire
en prenant son temps. Mais pour la quarantaine de salariés, l'ambiance est
frénétique, comme dans toute start-up qui se respecte. Sauf que... Medium offre
à ses employés, sans obligation, des séances de méditation
avec un coach. "Je n'avais jamais essayé, reconnaît Jean Hsu, une
ingénieure de 27 ans recrutée chez Google. Et je loupe parfois les séances
tellement il y a de choses à faire. Mais ici, ils vous font comprendre que
c'est OK de faire un break pour méditer. C'est dans leur culture."
Jean est accro, tout comme Brad
Birdsall, un designer de 25 ans qui pratique la "méditation guidée"
trois fois par semaine : "Au boulot, on passe son temps à réagir. L'idée
d'être bien davantage dans le moment présent, de fonctionner moins sur le mode
de la réaction vous rend bien plus conscient de ce que vous faites."
Le mot qui revient le plus
souvent, dans la Silicon Valley, n'est pas méditation mais mindfulness,
traduction approximative du vipassanâ bouddhiste ("voir clairement et en
profondeur"). La mindfulness, version Silicon Valley, est tout ce qui
permet de lever la tête de son guidon technologique et de prendre conscience de
ce que l'on fait, et pourquoi. Par exemple en débranchant ses gadgets.
Des "camps de
désintoxication" pour hyper connectés...
Installé sur une île
cambodgienne, en 2011, Levi Felix constate avec effarement le mal qu'ont ses
visiteurs américains à se passer d'internet. Après un détour par la Thaïlande
où Levi et sa copine font un stage de yoga et de méditation, le couple retrouve
une Silicon Valley encore plus hyper connectée et narcissique que celle qu'ils
avaient quittée.
Avec un petit groupe d'amis, ils
décident d'aider les gens à se "désintoxiquer" lors de retraites où
l'on ne se contente pas de laisser son iPhone ou son iPad à la maison, mais où
il est prohibé de parler boulot.
"Il ne s'agit
pas seulement de débrancher, mais de se déconnecter pour se reconnecter avec
les autres et trouver un équilibre, une "mindfulness", une meilleure
relation avec ses écrans lumineux", souligne le PDG de Digital Detox.
Les retraites sont bourrées de
méditation, yoga, tai-chi, rap, varappe, tir à l'arc, etc., elles durent trois
ou quatre jours et coûtent de 300 à 900 euros. Et elles font un tabac.
... et conférences
Wisdom 2.0 ("Sagesse 2.0")
Levi n'est pas le seul à surfer
sur le malaise des geeks. Il y a quelques années, Soren Gordhamer vivait dans
un mobile home au fin fond du Nouveau-Mexique. C'est de là que ce fan de
méditation a organisé ses trois premières conférences Wisdom 2.0 ("Sagesse
2.0"). "La première, en 2010, n'a attiré que 325 personnes, se
souvient-il. Le sujet était confidentiel et il n'y avait qu'une poignée
d'originaux, dans les entreprises, à pratiquer la méditation."
La dernière conférence, il y a
deux semaines, s'est déroulée à guichets fermés, avec un thème général qui ne
péchait pas par manque d'ambition : "Quatre jours, 2000 personnes, une
question : "Comment pouvons-nous vivre avec sagesse, conscience et
compassion dans l'ère numérique ?""
On y a entendu un prof comparer
l'éclosion de cette nouvelle sagesse qui "reconnaît le sacré dans l'humain
et l'humain dans le sacré" à une nouvelle "renaissance" (mieux
que l'originale, a-t-il précisé). Le succès de Wisdom 2.0 est tel qu'une
version européenne aura lieu en septembre à Dublin. Logique, dit Soren :
Nous continuons tous
à verser de l'info dans nos vies, mais la coupe déborde."
Dans la Vallée, personne ne met
en cause la technologie en tant que telle - on ne touche pas au veau d'or. Mais
l'inquiétude rôde. Stanford, l'épicentre universitaire de la région, a créé un
Centre pour la Compassion et l'Altruisme et un Laboratoire de Technologie
calmante. "Au départ, il y avait cette question simple, explique Neema
Moraveji, le prof à l'origine du Calming Technology Lab : "La technologie
est-elle le problème, ou bien le problème est-il dans son design ?""
Contrôle de la
respiration sur Smartphone
Neema, qui penche pour la réponse
optimiste, a fondé une start-up qui lancera bientôt un petit appareil que l'on
porte en clip à la ceinture. Connecté par WiFi à votre portable, ce capteur
baptisé Spire mesure précisément votre respiration, les mouvements de votre
diaphragme, vos déplacements...
"Face à la distraction, la
dispersion, la fatigue, l'incapacité à se concentrer, l'un des instruments les
plus efficaces est le contrôle de la respiration", explique le
prof-entrepreneur, démonstration à l'appui. Le salarié, après avoir reçu sur
son smartphone un message indiquant qu'il est "stressé depuis
quarante-cinq minutes", se voit invité à "respirer lentement, pour
que la plume qui flotte dans l'air, sur l'écran, reste au milieu de
celui-ci". Bon élève ? "Vous êtes redevenu calme", annonce le
smartphone.
Méthode de management
et business lucratif
Personne ne doute de la capacité
de la Silicon Valley à transformer la méditation et les techniques calmantes en
business lucratif. "C'est dans ce domaine que je cherche l'idée de ma
prochaine start-up", annonce Loïc Le Meur. La vraie question est de savoir
si l'empire du high-tech est prêt à remettre en question la distraction qu'il
vend à longueur de journée.
Alex Soojung-Kim
Pang, un futurologue et gourou de la technologie qui a écrit un livre sur nos
vies d'"accros à la distraction" , en doute : "Je suis sceptique
à l'idée que les grandes sociétés vont changer, leur modèle de business dépend
de l'utilisation toujours plus intense des YouTube et autres Google." Profits mis à part, "nous avons passé
des générations entières, dans la Silicon Valley, à aller toujours plus vite,
et nous avons appliqué cela à nos propres existences. Alors, l'idée qu'une
meilleure vie est une vie que l'on vit plus lentement..."
Philippe
Boulet-Gercourt - Le Nouvel Observateur
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