mercredi 5 juin 2013

L’été


Il n’y a plus de déserts. Il n’y a plus d’îles. Le besoin pourtant s’en fait sentir. Pour comprendre le  monde il faut souvent se détourner ; pour mieux servir les hommes , les tenir un moment à distance.  Mais où trouver la solitude nécessaire à la force , la longue respiration où l’esprit se rassemble et le courage se mesure ? Il reste les grandes villes. Simplement il y faut encore des conditions. Les villes que l’Europe nous offre sont trop pleines des rumeurs du passé. Une oreille exercée peut y  percevoir des bruits d’ailes, une palpitation d’âmes. On y sent les vertiges des siècles, des révolutions, de la gloire. On s’y souvient que l’Occident s’est forgé dans les clameurs. Cela ne fait pas assez de  silence.
Paris est souvent un désert pour le cœur, mais à certaines heures, du haut du Père-Lachaise, souffle un vent de révolution qui remplit soudain ce désert de drapeaux et de grandeurs vaincues. Ainsi de  quelques villes espagnoles, de Florence ou de Prague. Salzbourg serait paisible sans Mozart. Mais, de  loin en loin court sur la Salzach le grand cri orgueilleux  de don Juan plongeant aux enfers. Vienne  paraît plus silencieuse, c’est une jeune fille parmi les villes. Les pierres n’ont pas plus de trois siècles  et leur jeunesse ignore la mélancolie. Mais Vienne est à un carrefour d’histoire. Autour d’elle  retentissent des chocs d’empires. Certains soirs où le ciel se couvre de sang, les chevaux de pierre, sur  le monument du Ring, semblent s’envoler. Dans cet instant fugitif, où tout parle de puissance et  d’histoire, on peut distinctement entendre, sous la ruée des escadrons polonais, la chute fracassante  du royaume ottoman. Cela non plus ne fait pas assez de silence.
Certes, c’est bien cette solitude peuplée qu’on vient chercher dans les villes d’Europe. Du moins, les  hommes qui savent ce qu’ils ont à faire. Ils peuvent y choisir leur compagnie, la prendre et la laisser.   Combien d’esprits se sont trempés dans ce voyage entre leur chambre d’hôtel et les vieilles pierres de  l’île Saint-Louis ! Il est vrai que d’autres y ont péri d’isolement. Pour les premiers, en tout cas, ils y  trouvaient leurs raisons de croître et de s’affirmer. Ils étaient seuls et ils ne l’étaient pas. Des siècles  d’histoire et de beauté, le témoignage ardent de mille vies révolues les accompagnaient le long de la  Seine et leur parlaient à la fois de traditions et de conquêtes. Mais leur jeunesse les poussait à appeler  cette compagnie. Il vient un temps, des époques, où elle est importune. « A nous deux ! » s’écrie  Rastignac devant l’énorme moisissure de la ville parisienne. Deux, oui, mais c’est encore trop !
Le désert lui-même a pris un sens, on l’a surchargé de poésie. Pour toutes les douleurs du monde,  c’est un lieu consacré. Ce que le cœur demande à certains moments, au contraire, ce sont justement  des lieux sans poésie. 

Albert Camus, « L’été », (1954), Editions Gallimard.

Compréhension
  1. - Démontrez que le manque du désert et des îles devient une menace pour l’homme.
  2. - Pourquoi faut-il avoir « l’oreille exercée » dans les grandes villes ?
  3. - Définissez les « rumeurs du passé » des différentes villes européennes citées par le narrateur.
  4. - Quelle est la contradiction de Vienne ?
  5. - Expliquez l’expression « solitude peuplée ».
  6. - Qu’est-ce que « les hommes qui savent ce qu’ils ont  à faire » peuvent trouver dans Paris ?
  7. - Tout le texte s’organise autour de l’opposition entre silence et bruit : relevez les mots et  expressions liés aux deux champs lexicaux. Quelle idée s’en dégage?
  8. - Qu’est-ce que  le désert « surchargé de poésie » peut devenir pour l’homme ?


Production
  1. - Résumez le texte en quelques lignes.
  2. - « Bruits et solitude » :  réfléchissez sur les deux aspects qui, selon l’auteur, caractérisent les grandes villes  et dites si vous partagez cette idée.


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