Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur
le singulier client qui l’attendait. Le Colonel Chabert était (…)
parfaitement immobile (…). Cette
immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement,
si elle n’eût complété
le spectacle surnaturel que
présentait l’ensemble du personnage. Le
vieux soldat était sec et maigre.
Son front, volontairement caché sous les
cheveux de sa perruque lisse, lui
donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’une taie2 transparente:
vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies.
Le visage, pâle, livide, et en lame de couteau,
s’il est permis d’emprunter cette expression
vulgaire, semblait mort. Le cou était
serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps
à partir de la ligne brune que décrivait
ce haillon3 , qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette
vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt4 , sans cadre. Les bords
du chapeau qui couvrait le front du
vieillard projetaient un sillon
noir sur le haut du visage. Cet effet bizarre, quoique
naturel, faisait ressortir, par la brusquerie du
contraste, les rides blanches, les sinuosités froides, le sentiment décoloré de cette physionomie cadavéreuse.
Enfin l’absence de tout mouvement dans
le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec
les dégradants symptômes par lesquels se
caractérise l’idiotisme5 , pour faire de cette figure je ne sais
quoi de funeste qu’aucune parole humaine
ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé les
signes d’une douleur profonde, les indices
d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau
tombées du ciel sur un beau marbre l’ont
à la longue défiguré.
Honoré de Balzac
(1799-1850), «Le Colonel Chabert», 1832
1. Avoué: sorte d’avocat
2. Taie: tache
3. Haillon: vêtement misérable
4. Rembrandt: peintre hollandais du 17 ème siècle
5. Idiotisme: ici, idiotie
Répondez :
- Quelles caractéristiques morales et psychologiques se dégagent de cette description physique?
- Etudiez comment le texte passe d’un point de vue à un autre. Vers quel aspect du personnage les interventions du narrateur conduisent-elles le lecteur?
- Etudiez le réalisme de la description.
- Montrez que, parallèlement à ce réalisme, le narrateur donne à ce portrait une orientation fantastique.
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