vendredi 14 juin 2013

Le Colonel Chabert : portrait

Considéré comme mort lors d’une bataille, le Colonel Chabert réapparaît des années  plus tard dans la société parisienne. Pauvre, oublié de tous, il apprend que sa femme  s’est remariée avec un autre homme, et va alors consulter un jeune avoué1 pour lui  demander conseil. 

Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait. Le Colonel Chabert était (…) parfaitement  immobile (…). Cette immobilité  n’aurait  peut-être pas été un sujet d’étonnement, si  elle n’eût  complété  le spectacle surnaturel  que présentait l’ensemble du personnage.  Le vieux soldat était sec  et maigre. Son  front, volontairement caché sous les cheveux  de sa perruque lisse, lui donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient  couverts d’une taie2 transparente: vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets  bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage, pâle, livide, et en lame de  couteau, s’il est permis d’emprunter cette  expression vulgaire, semblait mort. Le cou  était serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps à  partir de la ligne brune que décrivait ce haillon3 , qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de  Rembrandt4 , sans cadre. Les bords du chapeau  qui couvrait le front du vieillard  projetaient  un sillon  noir sur  le haut  du visage. Cet effet bizarre, quoique naturel,  faisait  ressortir, par la  brusquerie du  contraste, les rides blanches, les sinuosités  froides, le sentiment  décoloré de cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de  tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une  certaine expression de démence triste, avec les dégradants symptômes par lesquels se  caractérise l’idiotisme5 , pour faire de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune  parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait  trouvé de plus en cet homme foudroyé les signes d’une douleur profonde, les indices  d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur  un beau marbre l’ont à la longue défiguré. 

Honoré de Balzac (1799-1850), «Le Colonel Chabert», 1832

1. Avoué: sorte d’avocat
2. Taie: tache
3. Haillon: vêtement misérable
4. Rembrandt: peintre hollandais du 17 ème siècle
5. Idiotisme: ici, idiotie

Répondez : 

  1. Quelles caractéristiques morales et psychologiques se dégagent de cette description  physique?
  2. Etudiez comment le texte passe d’un point  de vue à un autre. Vers quel aspect du  personnage les interventions du narrateur conduisent-elles le lecteur?
  3. Etudiez le réalisme de la description.
  4. Montrez que, parallèlement à ce réalisme, le narrateur donne à ce portrait une orientation  fantastique.



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