jeudi 17 janvier 2013

Mai 1968


Mai 68 est d'abord un mouvement de révolte étudiante sans précédent, né du malaise latent au sein de l'université française (critique de l'enseignement traditionnel, insuffisance des débouchés, menaces de sélection). Il s'inscrit dans une crise internationale qui a pris naissance aux États-Unis : en septembre 1964, sur le campus de Berkeley, le Free Speech Movement lance la protestation contre la guerre du Viêt-nam. Mais le cas français se révèle tout à fait spécifique : le mouvement y revêt un aspect plus global, plus spectaculaire qu'ailleurs ; surtout, la révolte étudiante y débouche sur des grèves et une crise sociale généralisée, qui mettent en péril les sommets de l'État.
   Par son triple aspect – universitaire, social et politique – l'explosion de Mai 68 a profondément ébranlé la société française par une remise en cause globale de ses valeurs traditionnelles, et a été le révélateur d'une crise de civilisation. Cette incroyable libération de la parole, ce bouillonnement social inattendu ont pris des allures de révolution.
La révolte des étudiants
Les premiers incidents annonciateurs de la crise se produisent début 1968 à la faculté de Nanterre, ouverte en 1963 pour décongestionner la Sorbonne à Paris. Isolé au milieu d'un immense bidonville, ce campus s'avère propice à la fermentation politique et au développement de mouvements d'extrême gauche, qui prônent la révolte contre l'institution universitaire, considérée comme un des rouages de la société capitaliste. Ainsi naît le Mouvement du 22 mars, conduit par Daniel Cohn-Bendit. La multiplication des incidents à Nanterre conduit à la fermeture de l'université, le 2 mai.
Dès lors, l'agitation se transporte au centre de Paris ; ce qui n'était qu'une série d'incidents devient une crise nationale. Tout bascule le 3 mai quand la police intervient brutalement pour disperser le meeting de protestation tenu par les étudiants dans la cour de la Sorbonne. La répression (500 arrestations) provoque immédiatement la solidarité du milieu estudiantin avec la minorité militante. La révolte étudiante commence dans les rues du Quartier latin. Barricades, pavés, cocktails Molotov, contre-charges de CRS, matraques et gaz lacrymogènes : les affrontements s'amplifient de jour en jour, suivis en direct à la radio par la population. Le mouvement, animé par l'UNEF (syndicat étudiant dirigé par Jacques Sauvageot), s'étend aux lycées, où se forment les Comités d'action lycéens (CAL).
Le point culminant est atteint dans la nuit du 10 au 11 mai : étudiants et CRS s'affrontent en de véritables combats de rues (voitures incendiées, rues dépavées, vitrines brisées), faisant des centaines de blessés. Au lendemain de cette « nuit des barricades », le pays est stupéfait. L'agitation étudiante, jusque-là isolée, rencontre alors la sympathie de l'opinion publique : le 13 mai, à Paris et dans toute la France, les syndicats manifestent avec les étudiants pour protester contre les brutalités policières. La crise prend alors une nouvelle dimension, car le lendemain, de façon tout à fait inattendue et spontanée, une vague de grèves s'enclenche : à la révolte étudiante succède une véritable crise sociale.

La grève générale
Las de grèves ponctuelles et de négociations infructueuses, les ouvriers décident de contrer plus durement l'intransigeance patronale. Au soir du 14 mai, ceux de Sud-Aviation, dans la banlieue de Nantes, occupent leur usine et séquestrent le directeur. Les 15 et 16, la grève gagne les usines Renault de Cléon et Sandouville (Seine-Maritime), Flins et Boulogne-Billancourt. Progressivement, jusqu'au 22 mai, et sans mot d'ordre syndical national, le mouvement s'étend. Le pays se retrouve paralysé par 7 millions de grévistes déclarés (sans compter les salariés en chômage technique, ou bloqués par le manque de transports). Dans les usines, les bureaux, les services publics, les transports, tous cessent le travail. Il s'agit d'une situation inédite : en 1936, les grévistes n'avaient été que 2 millions, et seul le secteur privé avait été touché. Nées spontanément, les grèves de Mai 68 ne sont encadrées qu'a posteriori par les syndicats, qui collent cependant autant que possible au mouvement, tentant de le traduire en revendications négociables.
 Enfin conscient des enjeux, le pouvoir finit par réagir. Le 24 mai, lors d'une allocution télévisée, le général de Gaulle annonce la tenue d'un référendum sur la « rénovation universitaire, sociale et économique », menaçant de se retirer en cas de victoire du « non ». Son annonce reste sans effet. Son Premier ministre, Georges Pompidou, joue alors la carte de la négociation sociale.
En pleine crise, les négociations de Grenelle (25 et 26 mai) mettent au jour les divergences au sein du mouvement de contestation : face au gauchisme des groupes étudiants (anarchistes, maoïstes, trotskistes), qui souhaitent un changement radical des structures, et aux revendications des grévistes, qui mettent surtout en cause les rapports de travail et les structures de pouvoir dans l'entreprise, le parti communiste (PCF) et la CGT insistent sur les revendications professionnelles et salariales.
Le 27 mai, les représentants du gouvernement (notamment Jacques Chirac, alors secrétaire d'État aux Affaires sociales, chargé de l'Emploi), des syndicats et du patronat signent les accords de Grenelle, qui portent essentiellement sur une augmentation de 10 % des salaires et une revalorisation de 35 % du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti), privilégiant ainsi les revendications « quantitatives » classiques aux revendications « qualitatives ». Mais ces accords, rejetés par certains éléments de la « base » qui veulent poursuivre la grève, ne suffisent pas à trouver une issue immédiate au conflit.
Malgré Grenelle, la grève continue donc. Le pouvoir, à court de propositions, paraît vacant. Les événements de Mai 68 entrent dans leur troisième phase, la crise politique.
La crise politique
Un mouvement dépourvu d'unité
Ni le mouvement de contestation ni les partis de gauche ne réussissent à proposer de solution crédible. D'un côté, les étudiants de l'UNEF, avec le syndicat CFDT et le parti socialiste unifié (PSU), organisent un meeting au stade Charléty le 27 mai ; 30 000 personnes y assistent, en présence de Pierre Mendès France (qui cautionne le mouvement mais ne prend pas la parole). L'affirmation de la possibilité d'une solution révolutionnaire à la crise ne parvient pourtant pas à se concrétiser ; de plus, elle se heurte à la surenchère des groupuscules gauchistes, et surtout à l'hostilité déclarée du PCF, très méfiant devant un mouvement qu'il ne contrôle pas. Du côté des partis de gauche traditionnels, des solutions politiques classiques sont envisagées : gouvernement provisoire, élection présidentielle et législatives anticipées. Mais la concurrence entre la FGDS de François Mitterrand et le PCF de Waldeck Rochet les empêche de s'entendre.
 Au lendemain du meeting de Charléty, la cacophonie et l'impuissance sont patentes à gauche. François Mitterrand s'étant proclamé candidat à la présidence de la République, étudiants et grévistes crient à la « récupération ». Le terrain est libre pour une riposte du pouvoir, qui met à profit les divergences du mouvement et les inquiétudes de l'opinion.

Le tournant du 30 mai
La contre-offensive prend les apparences d'un drame spectaculaire : le 29 mai, le président de Gaulle disparaît de l'Élysée, créant un sentiment d'affolement dans la population. Le lendemain, dans une brève allocution radiodiffusée, le général annonce la dissolution de l'Assemblée et la tenue d'élections anticipées. La manifestation organisée le soir par les gaullistes sur les Champs-Élysées rassemble 500 000 personnes ; elle marque le retournement d'une opinion inquiète et lasse qui, à défaut d'alternative claire, n'entrevoit d'autre débouché à la crise et à la paralysie économique que le retour à l'ordre.
Avec la perspective d'élections, la crise retrouve les voies traditionnelles de la politique. La gauche est prise de court : si les gauchistes dénoncent ces « élections-piège à con », les partis traditionnels ne peuvent les refuser, mais ils ont perdu l'initiative. La reprise du travail s'opère lentement. La lutte continue encore, mi-juin, aux usines Renault à Flins et Peugeot à Sochaux. Bien des grévistes se sentent floués mais ils sont isolés. De fait, le scrutin des 23 et 30 juin donne une majorité écrasante à la droite gouvernante. En faisant jouer un réflexe de peur du désordre, peur d'un hypothétique « complot » communiste, les gaullistes sont parvenus à essouffler le vent de la contestation.

Les causes sociologiques

L'activisme des groupuscules gauchistes, dont le discours révolutionnaire a marqué les esprits, ne permet pas d'expliquer l'ampleur de la contestation étudiante. Plus important est le terreau sur lequel il a fleuri : la crise profonde d'un système éducatif au bord de l'explosion.
L'augmentation de la population estudiantine
La France, dans l'euphorie de la croissance des Trente Glorieuses, a vu le nombre des lycéens et des étudiants tripler en dix ans. Cette explosion des effectifs a conduit à improviser de nouvelles facultés, construites à la hâte dans des banlieues-ghettos, et à recruter en masse de nouveaux enseignants et des assistants, aux statuts subordonnés et précaires. Et cela sans que les structures universitaires évoluent : les professeurs en titre règnent sans partage en « mandarins » ; la pédagogie du cours magistral requiert distance et passivité des étudiants.
À ce malaise universitaire profond, s'ajoute, pour les étudiants, une inquiétude quant aux débouchés : la croissance des effectifs a été particulièrement forte en lettres (surtout dans les sections récentes de sociologie et de psychologie), secteur encombré et socialement dévalorisé. Enfin, l'application de la réforme Fouchet en 1967 paraît aggraver la sélection. Or les étudiants craignent le chômage : les héritiers des classes dirigeantes risquent le déclassement ; ceux, plus nombreux, des classes moyennes désespèrent d'obtenir la promotion sociale que le diplôme devait leur assurer. Inquiet, le milieu étudiant est devenu réceptif aux dénonciations de l'« université bourgeoise ».
Le commencement d'une mutation de la société
D'une façon générale, la jeunesse a du mal à trouver sa place dans une société encore modelée par des valeurs traditionnelles et fermée à ses aspirations. Dans la jeunesse intellectuelle, ce malaise est exprimé par l'UNEF. Ce syndicat étudiant, façonné par l'opposition à la guerre d'Algérie, reste un creuset de politisation, proche du PSU. Il est en outre renforcé par la crise générale des organisations étudiantes : en 1965, la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) entre en conflit avec la hiérarchie catholique ; l'Union des étudiants communistes (UEC) éclate en plusieurs groupes opposés à la direction du PCF.
Si ces aspirations particulières ont pu servir de détonateur à un mouvement social plus vaste, c'est qu'elles entrent en résonance avec une tension sociale croissante. Le plan de stabilisation mis en œuvre par le ministre des Finances Valéry Giscard d'Estaing en 1964 a entraîné un ralentissement général : la stagnation des années 1964-1966 mécontente des salariés habitués à la croissance et à la hausse de leur pouvoir d'achat. L'année 1967 n'est guère meilleure, avec 300 000 chômeurs.
Mai 68 s'inscrit donc dans une période de combativité ouvrière croissante, stimulée par l'accord d'unité d'action conclu le 10 janvier 1966 entre les deux principales centrales syndicales, la CGT et la CFDT.
Cependant, les grèves de 1968 se distinguent des précédentes par l'importance des revendications « qualitatives » : les ouvriers veulent en finir avec l'attitude arrogante et autoritaire des « patrons » ; ils exigent plus de « considération dans le travail ». Ce rejet des hiérarchies établies et du principe d'autorité, original et inédit, est surtout formulé par les jeunes ouvriers instruits, plus diplômés (BEPC, CAP) que leurs aînés, mais non encore pleinement intégrés, qui entrent plus facilement en phase avec l'« esprit de Mai » : ils parlent de dignité, d'égalité, d'autogestion, et ont été à l'initiative des grèves.
Seconde originalité : la participation fréquente des cadres au mouvement. De plus en plus nombreux dans les entreprises, ingénieurs, cadres, techniciens remettent en cause le style de commandement autoritaire ancien au profit d'une gestion participative moderne utilisant au mieux toutes les compétences.

 Les interprétations de Mai 68

Mai 68 a laissé le souvenir d'une atmosphère ludique et hédoniste – qu'exprime l'audace des slogans « Jouissez sans entraves » ou encore « Il est interdit d'interdire » –, et d'une libération de la parole et de la sexualité (la pilule contraceptive venait tout juste d'être légalisée en 1967). Cette allure d'explosion hédoniste et individualiste contraste avec la politisation du mouvement, ses discours d'inspiration léniniste et ses défilés au son de l'Internationale.
 « Le défoulement de pulsions agressives »
Le philosophe et sociologue Raymond Aron a voulu y voir un accès de fièvre, un psychodrame, le défoulement de pulsions agressives longtemps refoulées. Les étudiants, foule solitaire frustrée dans des facultés géantes et anonymes, auraient « joué à la révolution ». Cette explication manifeste une hostilité évidente à un mouvement jugé puéril et dangereux. Les grèves, enfin, s'expliqueraient par le freinage des salaires et la montée du chômage.
 Sur ce point, Raymond Aron rejoint l'analyse du PCF, de la CGT et de certains sociologues, qui inscrivent Mai 68 dans une longue liste de conflits sociaux (1906, 1919-1920, 1936, 1947, 1948, 1953), dessinant ainsi l'image d'un pays au tissu social fragile et explosif. Mais s'il est légitime de rappeler l'ancrage socio-économique du mouvement, et ses causes sociologiques réelles, c'est gommer sa spécificité que de l'inscrire uniquement dans une tradition de conflictualité française. Or il faut rendre compte de la présence d'acteurs nouveaux : les cadres, les étudiants et les lycéens. De plus, Mai 68 se distingue par la coexistence de deux crises, l'une étudiante, l'autre ouvrière, certes entremêlées, mais qui ne fusionnent pas.

 Une société dépassée
En fait, Mai 68 constitue un mouvement culturel et social de type nouveau, en dehors des partis et syndicats traditionnels. D'une part, il conteste la société de consommation et l'idéologie productiviste qui l'inspire, plus soucieuse de la rentabilité financière que du bonheur des hommes ; il dénonce l'aliénation par les objets et la création permanente de besoins nouveaux. D'autre part, il exalte l'épanouissement de l'individu, son droit au bonheur, contre la rigidité des hiérarchies et des disciplines héritées. Ainsi est remis en cause le modèle autoritaire, le style de commandement hiérarchique, bureaucratique, qui prévaut dans la famille, à l'école, dans l'entreprise, dans l'État, dans les Églises, dans toutes les organisations et structures sociales. Dans la primauté donnée à l'individualité, à la subjectivité de chacun, se trouve l'élément commun qui relie tous les aspects de Mai 68. C'est pourquoi les structures revendicatives anciennes, la gauche, les syndicats, sont en décalage avec ce mouvement nouveau.
Si le mouvement de Mai 68 a échoué à court terme, il n'en a pas moins laissé une empreinte profonde. Ses retombées sont multiples. La loi Edgar Faure introduit la participation dans les universités, qui en sont transformées. La loi sur les sections syndicales d'entreprise ouvre la voie à une lente transformation des relations salariales. Sur le plan politique, Mai 68 a anéanti l'autorité du « vieux » général de Gaulle : son départ après l'échec du référendum d'avril 1969 en est le résultat différé. À gauche, la crise provoque un déclic, dont découle le renouveau du parti socialiste (PS) en 1972, et le programme commun PS-PCF de 1974. La victoire de François Mitterrand en 1981 en est l'écho lointain. De même, les mouvements féministes et écologiques sont les héritiers de Mai. La crise de 1968, accoucheuse de nouveaux comportements, a donc contribué, à défaut de révolution, à la modernisation de la société française.
















Un article paru dans Le Monde du 15 mars 1968


Quand la France s'ennuie...


Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c'est l'ennui. Les Français s'ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde, la guerre du Vietnam les émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. Invités à réunir "un milliard pour le Vietnam", 20 francs par tête, 33 francs par adulte, ils sont, après plus d'un an de collectes, bien loin du compte. D'ailleurs, à l'exception de quelques engagés d'un côté ou de l'autre, tous, du premier d'entre eux au dernier, voient cette guerre avec les mêmes yeux, ou à peu près. Le conflit du Moyen-Orient a provoqué une petite fièvre au début de l'été dernier : la chevauchée héroïque remuait des réactions viscérales, des sentiments et des opinions; en six jours, l'accès était terminé.


Les guérillas d'Amérique latine et l'effervescence cubaine ont été, un temps, à la mode; elles ne sont plus guère qu'un sujet de travaux pratiques pour sociologues de gauche et l'objet de motions pour intellectuels. Cinq cent mille morts peut-être en Indonésie, cinquante mille tués au Biafra, un coup d'Etat en Grèce, les expulsions du Kenya, l'apartheid sud-africain, les tensions en Inde : ce n'est guère que la monnaie quotidienne de l'information. La crise des partis communistes et la révolution culturelle chinoise semblent équilibrer le malaise noir aux Etats-Unis et les difficultés anglaises.

De toute façon, ce sont leurs affaires, pas les nôtres. Rien de tout cela ne nous atteint directement : d'ailleurs la télévision nous répète au moins trois fois chaque soir que la France est en paix pour la première fois depuis bientôt trente ans et qu'elle n'est ni impliquée ni concernée nulle part dans le monde.

La jeunesse s'ennuie. Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont l'impression qu'ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l'absurde à opposer à l'absurdité, les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d'Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l'homme.

Quant aux jeunes ouvriers, ils cherchent du travail et n'en trouvent pas. Les empoignades, les homélies et les apostrophes des hommes politiques de tout bord paraissent à tous ces jeunes, au mieux plutôt comiques, au pire tout à fait inutiles, presque toujours incompréhensibles. Heureusement, la télévision est là pour détourner l'attention vers les vrais problèmes : l'état du compte en banque de Killy, l'encombrement des autoroutes, le tiercé, qui continue d'avoir le dimanche soir priorité sur toutes les antennes de France.

Le général de Gaulle s'ennuie. Il s'était bien juré de ne plus inaugurer les chrysanthèmes et il continue d'aller, officiel et bonhomme, du Salon de l'agriculture à la Foire de Lyon. Que faire d'autre ? Il s'efforce parfois, sans grand succès, de dramatiser la vie quotidienne en s'exagérant à haute voix les dangers extérieurs et les périls intérieurs. A voix basse, il soupire de découragement devant " la vachardise " de ses compatriotes, qui, pourtant, s'en sont remis à lui une fois pour toutes. Ce qui fait d'ailleurs que la télévision ne manque pas une occasion de rappeler que le gouvernement est stable pour la première fois depuis un siècle.

Seuls quelques centaines de milliers de Français ne s'ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu'ils n'ont pas le temps de s'ennuyer, ni d'ailleurs le cœur à manifester et à s'agiter. Et ils ennuient tout le monde. La télévision, qui est faite pour distraire, ne parle pas assez d'eux. Aussi le calme règne-t-il.

La réplique, bien sûr, est facile : c'est peut-être cela qu'on appelle, pour un peuple, le bonheur. Devrait-on regretter les guerres, les crises, les grèves ? Seuls ceux qui ne rêvent qe plaies et bosses, bouleversements et désordres, se plaignent de la paix, de la stabilité, du calme social.

L'argument est fort. Aux pires moments des drames d'Indochine et d'Algérie, à l'époque des gouvernements à secousses qui défilaient comme les images du kaléidoscope, au temps où la classe ouvrière devait arracher la moindre concession par la menace et la force, il n'y avait pas lieu d'être particulièrement fier de la France. Mais n'y a-t-il vraiment pas d'autre choix qu'entre l'apathie et l'incohérence, entre l'immobilité et la tempête ? Et puis, de toute façon, les bons sentiments ne dissipent pas l'ennui, ils contribueraient plutôt à l'accroître.

Cet état de mélancolie devrait normalement servir l'opposition. Les Français ont souvent montré qu'ils aimaient le changement pour le changement, quoi qu'il puisse leur en coûter. Un pouvoir de gauche serait-il plus gai que l'actuel régime ? La tentation sera sans doute de plus en plus grande, au fil des années, d'essayer, simplement pour voir, comme au poker. L'agitation passée, on risque de retrouver la même atmosphère pesante, stérilisante aussi.

On ne construit rien sans enthousiasme. Le vrai but de la politique n'est pas d'administrer le moins mal possible le bien commun, de réaliser quelques progrès ou au moins de ne pas les empêcher, d'exprimer en lois et décrets l'évolution inévitable. Au niveau le plus élevé, il est de conduire un peuple, de lui ouvrir des horizons, de susciter des élans, même s'il doit y avoir un peu de bousculade, des réactions imprudentes.

Dans une petite France presque réduite à l'Hexagone, qui n'est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les événements mondiaux, l'ardeur et l'imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l'expansion. Ce n'est certes pas facile. L'impératif vaut d'ailleurs pour l'opposition autant que pour le pouvoir. S'il n'est pas satisfait, l'anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s'est vu, un pays peut aussi périr d'ennui.

Pierre Viansson-Ponté

 
Le site de l'exposition
 "Esprit(s) de Mai 68"
organisée en 2008 par la Bibliothèque nationale de 
France (BnF) :

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