La nouvelle vague d'automatisation des tâches menace
désormais les jobs qualifiés des juristes, vendeurs, techniciens et
financiers... La fin des classes moyennes ?
C'est une vague qui submerge l'Amérique et gagne l'Europe. Une
grande peur pour les uns, un immense espoir pour les autres. Pour tous les
économistes en tout cas, c'est une vraie question : les nouvelles technologies
vont-elles laminer les millions de jobs qualifiés - mais un rien répétitifs ! -
qui ont fait la prospérité des classes moyennes et des économies développées ?
Finis les agents de banque, les comptables, les traducteurs, les assistants juridiques,
les laborantins, les techniciens qualifiés, les chauffeurs de taxi ou les
livreurs... Tous bientôt remplacés par des "robots-ordinateurs" à la
puissance de calcul et de travail infinie.
La faute aux processeurs ultraperformants,
aux capteurs médicaux, aux voitures automatiques et aux drones qui s'agitent
déjà dans les labos de recherche et développement... "Le logiciel dévore
le monde", a résumé Marc Andreessen, le visionnaire fondateur de Netscape.
Quand l'économie bascule dans un
nouvel âge
Un scénario de science-fiction ? Dès le
début du XIXe siècle, les luddistes, disciples de Ned Ludd, prétendaient
s'opposer à l'avènement du métier à tisser mécanisé au motif que cette géniale
invention priverait les ouvriers de travail.
Le fantasme d'une victoire de la machine
sur l'homme est aussi ancien que l'invention du mot "robot" par le
Tchèque Capek en 1920. Et l'économiste Keynes lui-même nous prédisait, dès les
années 1930, la semaine de 15 heures de travail grâce au progrès technique...
Des prophéties fumeuses ?
Coup sur coup, les
deux éditorialistes anglo-saxons les plus en vue, Paul Krugman, du "New
York Times", et Martin Wolf, du "Financial Times", ont pris le
sujet très au sérieux. En juin 2013, le premier publiait dans le grand
quotidien américain une tribune intitulée "Sympathie pour les
luddistes". Tandis que le second lançait un appel : "Non
au techno-féodalisme !". Si les emplois disparaissent, si les
revenus et richesses se concentrent entre les mains des "techno-
féodaux" - les grands groupes qui maîtrisent la technologie -, comment
l'économie tournera-t-elle ? D'où viendra la demande de biens et de services ?
Et ne faudrait-il pas imaginer de nouvelles taxes (sur la propriété
intellectuelle notamment) dans le but de financer "un revenu de base à
tout adulte, auquel s'ajouterait un financement de périodes de formation à tout
âge de la vie" ?
Aux USA, la croissance est revenue. Pas les emplois
La peur des robots
ne surgit pas par hasard. Elle se fonde sur un constat : après la crise
financière de 2008, que les Américains appellent la "GrandeRécession",
la croissance est revenue outre-Atlantique. Mais curieusement, elle n'a pas
créé d'emplois. L'activité repart, mais pas les embauches.
Comment expliquer ce nouveau phénomène ?
Une thèse fait de plus en plus d'émules, celle de deux chercheurs du
Massachusetts Institute of Technology (MIT), Erik Brynjolfsson et Andrew
McAfee, auteurs de deux livres remarqués : "Race Against the Machine"
(Course contre la machine) et "The Second Machine Age" (le Deuxième
Age de la machine) qui n'ont, hélas, pas encore été traduits en français.
Pour ces chercheurs, les technologies de
l'information arrivent à un niveau de maturité, de développement et de
puissance qui fait basculer l'économie dans un nouvel âge. Inutile de remplacer
les jobs de vendeurs supprimés pendant la crise (un sur douze aux Etats-Unis),
puisque de plus en plus de clients achètent en ligne au lieu de se rendre dans
une boutique.
Inutile de remplacer les
"banquiers" qui accordent des crédits ou vendent des produits
simples, on gère ses finances depuis son smartphone. Inutile d'embaucher les
comptables, on investit plutôt dans l'informatique de gestion.
Quant aux emplois chez Kodak (140 000
salariés), on ne les reverra jamais chez Instagram (13 salariés au moment de
son rachat par Facebook). "Le capital se substitue au travail",
résume Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton et
ex-conseiller économique de Barack Obama.
Plus
aucun routier ni chauffeur de taxi ? Possible
Pour illustrer l'accélération du
mouvement, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee citent l'exemple de la voiture
sans chauffeur. La Darpa - l'organisme militaire américain qui a donné
naissance au web - avait lancé en 2002 un concours pour un camion sans chauffeur.
Un flop. Les prototypes présentés ne tenaient pas la route. L'idée a été jugée
infaisable. Mais, en 2006, Google a relancé le sujet. Avec des résultats
spectaculaires.
En 2014, la Google Car roule seule, en
toute sécurité, avec de meilleurs réflexes qu'un humain ! Le groupe de Sergueï
Brin et Larry Page a investi lourdement dans cette technologie et ne compte pas
s'arrêter là. Il finance aussi le développement d'Uber, une société qui
concurrence les taxis en proposant des voitures avec chauffeur à partir d'une
application sur téléphone mobile. Les voitures Uber seront-elles un jour des
Google Cars, sans conducteur ? Ce qui paraissait impossible hier ne l'est plus
aujourd'hui.
Les robots savent déjà réparer des
éoliennes et poser des câbles
Un autre exemple a beaucoup marqué les
Etats-Unis : Amazon a présenté un projet de livraison de ses petits colis par
drone. Certes la technique n'est pas encore au point, ni même autorisée, mais
elle paraît désormais crédible. Le nouveau titan de la distribution en ligne
n'est plus très loin des machines livrant les colis FedEx dans le film "I,
Robot" !
Les robots, eux, sortent déjà des usines.
Dotés de capteurs, ils réparent les éoliennes de General Electric ou les câbles
sous-marins, travaillent dans les mines de Rio Tinto en Australie, irriguent et
déversent la juste quantité d'engrais dans les exploitations agricoles
brésiliennes.
La robotique mobile est en plein
développement. "C'est spectaculaire", constate l'économiste Robin
Rivaton, après un passage au salon mondial de la robotique de Séoul (Corée du
Sud).
Dans un article à paraître dans la revue
"Géoéconomie", il assure : "Les robots voient leur 'corps'
devenir de plus en plus mobile. Ils sont en train de se redresser, d'apprendre
à marcher et de voir leur boîte crânienne grossir" ... Ils sont surtout de
plus en plus faciles à programmer. Prenez le robot Baxter (RethinkRobotics). Il
suffit de lui guider les bras la première fois qu'il effectue une tâche pour
qu'il soit capable de la reproduire. Baxter est vendu 22 000 dollars.
Intelligence artificielle : les
juristes menacés...
L'autre révolution en marche, c'est celle
de l'intelligence artificielle. Après le "grand hiver" des années
1990, les progrès dans ce domaine sont fulgurants. En 1997, un ordinateur
d'IBM, Deep Blue, battait Garry Kasparov aux échecs. En 2011, Watson, un autre
IBM, battait les meilleurs étudiants au jeu télévisé "Jeopardy !",
l'équivalent de "Questions pour un champion", déjouant même les
pièges des jeux de mots.
Et là encore, Google bénéficie d'une
longueur d'avance. Le californien emploierait un tiers des chercheurs dans le
domaine ! Logique, car l'intelligence artificielle trouve désormais des champs
d'application très concrets, comme la traduction ou l'analyse de textes.
Grâce à leur capacité à traiter des
millions de documents et surtout à "apprendre", les ordinateurs
accomplissent des prouesses. Les logiciels de traduction s'inspirent des notes
de l'ONU et feront bientôt mieux que les interprètes. Quant aux professions
juridiques, elles sont aujourd'hui considérées comme menacées aux Etats-Unis
par les programmes d'analyse sémantique qui compulsent et synthétisent un
million de documents pour moins de 100.000 dollars !
"Les gens s'ennuient, ont des maux
de tête, pas les ordinateurs", constate Billy Herr, un directeur juridique
cité par les deux chercheurs du MIT.
Les machines seraient même plus fiables
que les humains. Une étude menée en Israël a montré que les jugements rendus
après l'heure du déjeuner étaient plus cléments que ceux rendus avant la pause
restaurant. L'ordinateur lui n'a pas ce genre de faiblesses !
Des ordinateurs capables d'utiliser
l'immensité des données que les sites internet, les téléphones ou les objets
connectés collectent auprès des consommateurs, des automobilistes, des patients
- les fameuses "big data" -, des machines maîtrisant la reconnaissance
vocale et pouvant à leur tour parler voire écrire... La liste des emplois
menacés est longue.
Un ordinateur aujourd'hui peut rédiger un
compte rendu de match de base-ball aussi clair que celui d'un journaliste. Il
peut écrire un communiqué financier sans risque d'erreur. Carl Frey et Michael
Osborne, deux chercheurs de l'Oxford Martin School, un collège
pluridisciplinaire de l'université d'Oxford, ont modélisé l'impact de la
technologie sur 702 professions. Résultat : 47% des emplois aux Etats-Unis
courent un risque d'automatisation dans les vingt ans à venir (voir infographie
ci-contre).
Dans 10 ans,
un Américain sur sept auchômage ?
Les métiers routiniers, qu'ils soient
exercés par des cols bleus ou des cols blancs, sont les plus menacés. Restent
heureusement beaucoup de jobs difficiles à mécaniser, tous ceux qui nécessitent
des qualités relationnelles notamment ou de la créativité : psychothérapeutes,
conseillers conjugaux, orthophonistes, chorégraphes, artistes, médecins,
stylistes, anthropologues, architectes, maquilleurs, coiffeurs, bons vendeurs,
managers et même techniciens de nettoyage... Sans compter tous les nouveaux
métiers que l'on ne connaît pas encore.
Y aura-t-il toutefois du travail pour tous
? Pour les spécialistes les plus optimistes, nos économies seraient dans une
phase de transition où le chômage augmente avant de trouver un nouvel
équilibre. Mais les pessimistes, comme Larry Summers prédisent que dans dix ans
un Américain âgé entre 25 et 54 ans sur sept sera sans emploi, contre un sur
vingt dans les années 1960. Une question se posera alors : comment répartir les
fruits de la croissance ? La réponse turlupine déjà l'Amérique, où de nouveaux
milliardaires apparaissent chaque semaine - comme les fondateurs de Whats-App
-, où les très riches continuent à s'enrichir, tandis que le salaire moyen
baisse depuis 15 ans.
Voilà pourquoi sans doute, l'édition
américaine du livre de Thomas Piketty "le Capital au XXIe siècle" est
si attendue. Sa démonstration des progrès de la rente sur le revenu productif
intéresse au plus haut point le monde universitaire américain.
L'éditeur Harvard University Press
augmente ses tirages. Et l'auteur s'apprête à effectuer une tournée de trois
semaines entre côte Est et côte Ouest... En France, le débat est tout autre.
Pour partager les fruits de la croissance
et les gains de productivité, encore faut-il que les entreprises investissent
et se robotisent. Afin de combler notre retard, le fonds Robolution Capital
lancé cette semaine par Arnaud Montebourg a été doté pour démarrer de 80
millions d'euros . C'est un début. Mais ne dites pas au ministre que des
emplois pourraient être menacés, il ferait des cauchemars...
Sophie Fay - Le Nouvel ObservateurRésumez en quelques lignes
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