Dans ce petit morceau
de France perdu dans l’Atlantique Nord, les 6 000 habitants
commercent et échangent avec le voisin canadien. Mais leur histoire, leur
langue et leur identité sont toujours tournées vers la métropole.
L’archipel semble oublié de tout, balayé par la neige et les
vents d’hiver. Les façades des maisons sont soigneusement peintes en rouge,
bleu roi ou jaune vif. Tous les quatre ans, chaque famille s’applique à
protéger le bois du blizzard, avec une aide de la mairie (700 euros). Sur
l’année, il fait en moyenne 5 °C, et il faut pouvoir lutter contre
les éléments. Ici, même pour faire 10 mètres, on prend sa voiture, un de
ces gros pick-up 4 × 4 soldés par Ford, donc beaucoup moins chers que
n’importe quelle automobile sortie des usines françaises.
Pas d’enseigne alimentaire nationale dans la bourgade de
Saint-Pierre, Marcel-Dagort est la seule grande surface. Pas de livraison du
courrier non plus : chacun prend le temps de se rendre à la grande poste
près de la gare maritime pour consulter sa «box». On vit du bâtiment ou du
chantier de la nouvelle centrale électrique, située à l’autre bout de la petite
ville. Sinon, on travaille dans l’administration ou dans un commerce touristique
d’été, lorsque les Terre-Neuviens viennent pour se dépayser. Ou pour la
radio-télévision du service public, SPM Première, qui emploie près de
90 salariés.
Saint-Pierre-et-Miquelon, c’est un morceau de France perdu
dans l’Atlantique Nord. Personne ne se rappelle qui avait appelé les «Onze
Mille Vierges» ces quelques îlots situés au sud de Terre-Neuve (Canada), avant
que Jacques Cartier ne leur donne leur nom actuel, lorsqu’il débarqua
en 1536 avec la Grande Hermine. Comme personne n’a jamais
compris comment ce petit territoire, tour à tour français, anglais, puis
définitivement français depuis 1815, réussissait à résister au géant
canadien. Pourtant, il n’y a aucun doute sur l’identité française de
ces 6 000 âmes, d’origine normande, bretonne, espagnole et
basque, qui composent l’essentiel de la population de Saint-Pierre, la plus
petite des trois îles. A Langlade et Miquelon, les phoques sont probablement
plus nombreux que les habitants…
LA MORUE SERT D’APPÂT
Son statut de collectivité d’outre-mer donne à l’archipel un
régime douanier propre régi par un conseil territorial. Mais
Saint-Pierre-et-Miquelon, c’est avant tout un archipel de marins créé par
les marins, qui a quasi exclusivement vécu de la morue. Jusqu’en
juillet 1992, date du moratoire sur la pêche imposé par le Canada qui fut
un coup de grâce pour cette petite communauté.
A l’époque, le cabillaud, l’autre nom de ce poisson des mers
froides, pêché avec des moyens de plus en plus sophistiqués, était en train de
disparaître dans tout le Canada atlantique. Des universitaires canadiens mènent
alors une étude sur les larves de morue en pleine mer afin de découvrir
pourquoi sur les deux ou trois millions d’œufs pondus par une femelle, trois ou
quatre seulement survivent. L’étude pousse les autorités canadiennes à
interdire sa pêche pendant deux ans. Une décision qui va expédier vers un
chômage certain près de 40 000 pêcheurs et travailleurs
du secteur de la transformation du poisson dans toute la région (Terre-Neuve,
Golfe du Saint-Laurent, Nouvelle-Ecosse) .
«Avant, les chalutiers de grande pêche pouvaient rapporter
plus de 400 tonnes de morue en quelques jours, rappelle Enrique
Perez, capitaine du port de Saint-Pierre et unique employé de la capitainerie. La
pêche était prospère. Toute la flotte espagnole préférait venir ici plutôt qu’à
Saint-Jean-de-Terre-Neuve. Le groupe espagnol Pescanova s’était même bien
installé sur l’île. Puis la main-d’œuvre est partie à cause du moratoire. La
France n’a pas défendu ses intérêts et, depuis l’arbitrage du tribunal de New
York, il ne nous reste aujourd’hui qu’une petite bande de pêche de
3 milles nautiques de large sur 12 de long [5 kilomètres
sur 20, ndlr].»
Les usines de transformation qui employaient
500 personnes sur l’archipel ont fermé et seulement sept bateaux de pêche
travaillent encore avec le crabe des neiges, la crevette rose ou la
saint-jacques, et maintenant le concombre des mers pour le marché chinois. «La
seule usine se trouve à Terre-Neuve, à trois heures de mer, du coup, on ne fait
plus tourner la main-d’œuvre locale», continue Enrique Perez qui compte,
comme beaucoup, sur la construction prochaine d’un hub portuaire destiné à
accueillir les grands navires de croisière pour relancer l’activité sur
Saint-Pierre-et-Miquelon.
Avec la disparition de la pêche industrielle, l’économie
saint-pierraise doit s’adapter et les pêcheurs diversifier leur activité. Les
bateaux deviennent plus petits et surtout moins nombreux. «Le poisson se
trouve à plus de 100 milles des côtes, dans des zones que le Canada
contrôle aussi à cause du pétrole, affirme Stéphane Poirier, un des gros
pêcheurs encore actifs. La morue ? Bien sûr qu’il y en a toujours,
mais on ne peut plus la pêcher, on ne peut plus la traiter. Elle est achetée une
bouchée de pain pour en faire de l’appât, alors qu’en métropole elle est vendue
20 euros le kilo ! Et puis, va dire aujourd’hui à un gosse de
Saint-Pierre de partir dix jours en mer sur un bateau de pêche ! Je n’ai que
des équipages canadiens, car plus personne ne veut faire ce métier, ici.»
A LA CHASSE AU LIÈVRE ARCTIQUE
Karl Beaupertuis, autre pêcheur traditionnel de l’île, a lui
aussi dû changer sa façon de travailler. Il regrette le manque de flexibilité
des deux banques locales pour l’obtention d’emprunts. «On est revenu à la
pêche, mais il n’y a pas de crédit maritime, j’ai dû hypothéquer ma maison pour
pouvoir continuer à bosser. Mais nous restons sur des marchés marginaux. Même
au plus fort de l’activité, nous ne représentons rien face aux Canadiens. Le
rapport euro-dollar nous pénalise.»
On est loin de l’opulence des années 20, à l’époque de
la prohibition en Amérique du Nord. L’archipel avait alors quelque peu délaissé
la pêche pour une autre source de revenus, moins fatigante. A cette époque,
malgré les nombreuses sommations du géant américain pour que l’archipel
respecte ses nouvelles lois, la France fait la sourde oreille et les
Saint-Pierrais empochent les dollars. Près de 350 000 caisses
d’alcools en tous genres transitent chaque mois par l’île. Le petit port est
envahi par les contrebandiers américains et canadiens et leurs bateaux
ultrarapides capables d’échapper aux arraisonnements en pleine mer. Les
entrepôts de poisson sont transformés en caves à alcool. Les nombreux bars, qui
aujourd’hui ne se comptent plus que sur les doigts d’une seule main, tournent à
plein régime. Et on affirme toujours qu’un certain Al Capone a séjourné à
l’hôtel Robert, face à la capitainerie. En 1933, tout s’arrête. C’est la
fin de la prohibition, l’île reprend le chemin de la pêche, jusqu’à la crise
de 1992.
L’île a gardé ses particularités. En plein centre-ville, à
proximité du fronton de pelote basque datant de 1906, les noms aux
consonances basques sont nombreux et les expressions locales ont une certaine
originalité. On ne demande pas «ça va ?», mais «ça vit ?», à quoi on
répond «ça pète !» Les gens venus de métropole sont appelés «mayous» et
«mayouses», dérivation du nom donné aux pêcheurs venus de
Cancale (Ille-et-Vilaine) qui jadis faisaient sécher la morue sur l’île
aux Marins, abandonnée depuis longtemps. Enrique Perez, au volant de sa
vieille voiture de fonction, continue sa visite sur le peu de routes de
Saint-Pierre. Rares sont les arbres qui poussent sur ce rocher érodé par les
glaciers, où la chasse au lièvre arctique et la pêche à la truite sauvage sont
les passe-temps habituels du dimanche.
TERRE-NEUVE ET MARIAGES MIXTES
La population vit dans un isolement certain, elle habite
pourtant sur le territoire d’outre-mer le plus proche (4 000 km) de
la métropole. «Notre cordon ombilical, c’est Air Saint-Pierre, confirme
Anaïs, professeure de théâtre au centre culturel. On est à la fois
"pas loin" et "à très cher" (1 300 euros) de la
métropole.» La compagnie privée, comme beaucoup d’entreprises locales, est
maintenue à flot grâce aux subventions. Deux avions, un six places et un
ATR 42, assurent la navette avec Halifax, en Nouvelle-Ecosse,
Saint-Jean-de-Terre-Neuve et Montréal.
Chaque année, 300 jeunes quittent le lycée de
Saint-Pierre pour aller faire des études supérieures dans l’Hexagone, mais
aussi au Canada, moins loin et a priori plus calme. «L’image de la
métropole nous fait un peu peur, admet Anaïs. Surtout ce que nous
renvoient les journaux télévisés nationaux, retransmis en direct deux fois par
jour par SPM Première.» Et puis, l’archipel se sent plus proche de
Terre-Neuve, c’est là aussi que se trouve un complexe hospitalier plus moderne
que celui de Saint-Pierre, en attendant l’aménagement du nouvel hôpital. «Il
y a beaucoup d’échanges culturels et sportifs malgré la barrière de la langue, se
réjouit Yannick Arrossamena, directeur du centre culturel et gérant du
seul cinéma de la ville, avec ses films exclusivement français. A
Terre-Neuve, il y a 95% d’anglophones et l’université de Saint-Jean nous
envoie chaque année une trentaine de jeunes étudiantes pour apprendre le
français. Il y a beaucoup de mariages mixtes…»
Ici, le visiteur ne peut venir que de très loin, mais il est
toujours choyé. Les rares fois où un bateau français quitte le port, c’est un
véritable défilé d’adieux la veille du départ. Chacun apporte poissons et
crustacés de toutes sortes, cadeaux en tous genres, ou confie des colis pour la
famille en métropole. Tout est fait avec émotion. Comme si un bout d’eux-mêmes
était en train de partir. Comme s’ils continuaient à crier leur appartenance.
Loin de tout.
Libération le 29/12/2013 par D. Di Meo
Résumez en quelques lignes
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