Malgré la gravité de la crise actuelle, le fléau de la
faim n'est pas revenu. Merci la mondialisation.
Sur les grand-routes, les gens erraient
comme des fourmis à la recherche de travail, de pain", écrit John Steinbeck dans Les
raisins de la colère. La Grande Dépression des années 30, c'est d'abord
cette image de l'exode de millions d'Américains affamés et dévorant, pour les
plus chanceux, d'infectes galettes de maïs trempées dans une sauce au lard. Le
krach boursier de 1929 vida le portefeuille des riches, mais surtout les
estomacs des pauvres, avec tous les problèmes de carences et de maladies qui en
découlent. Bizarrement, il n'existe pas d'estimation officielle du nombre de
décès, directs ou indirects, que provoqua cette sous-alimentation. Le chiffrage
fait même encore aujourd'hui polémique aux États-Unis.
Certains disent zéro mort, d'autres avancent plusieurs millions. De façon
fiable, mais très parcellaire, on sait seulement que les hôpitaux new-yorkais
enregistrèrent en 1931 20 personnes " mortes de faim " et 110 en
1934.
La bonne nouvelle, il en faut bien une de temps en temps,
est que, malgré la gravité de la crise actuelle, le fléau de la faim n'est pas
revenu. Selon les chiffres que vient de publier la FAO, l'agence de l'Onu pour
l'alimentation et l'agriculture, le nombre de personnes mal nourries a certes
légèrement augmenté dans les pays développés (de 13,6 millions pour la période
2005-2007 à 15,7 millions pour la période 2011-2013), mais il a en revanche
continué de reculer dans des proportions considérables dans les pays en
développement : 892,9 millions de personnes y souffraient de la faim juste
avant la faillite de Lehman Brothers (16,7 % de la population), elles ne sont
plus aujourd'hui que 826 millions (14,3 %). En Asie, qui reste, loin devant
l'Afrique, le principal foyer mondial de malnutrition, le nombre de personnes
sous-alimentées a diminué de 60 millions au cours des cinq dernières années.
Dans un pays comme le Bangladesh, dont la famine de 1974 a marqué l'imaginaire
occidental, la proportion d'habitants mal nourris a diminué de moitié en vingt
ans, chutant de 33,9 à 16,3 %. Au Ghana, elle est passée de 44,4 % au début des
années 90 à moins de 5 % aujourd'hui, un niveau comparable à un pays
industrialisé.
La mondialisation - cette horreur
économique, comme chacun sait - reste la meilleure arme jamais inventée par
l'homme pour lutter contre la faim. À cause de la réduction massive de la
pauvreté qu'elle a permise. À cause aussi de l'accélération des flux migratoires
: l'envoi de fonds par les migrants dans leur pays d'origine représente
désormais trois fois le montant de l'aide publique au développement. Enfin,
avec la révolution des transports et des technologies de l'information qui la
caractérise, la mondialisation permet aujourd'hui ce qui était impossible hier
: une aide rapide et efficace aux populations en situation de détresse
alimentaire. Il faut sans doute condamner l'Onu pour son inaction en Syrie, il
faut en revanche saluer l'efficacité de son programme alimentaire et sa
gouvernance mondiale de la faim : 3,7 millions de tonnes de vivres distribués
chaque année dans 73 pays auprès de 90 millions de bénéficiaires.
Le pauvre Malthus doit se retourner dans sa
tombe. À la fin du XVIIIe siècle, quand la population mondiale n'atteignait pas
encore 1 milliard et celle d'Angleterre à peine 8 millions, l'économiste
britannique avait expliqué l'urgence d'un strict contrôle des naissances,
persuadé que la planète était incapable de nourrir de nouvelles bouches. Malthus
avait juste oublié un détail : le progrès technologique, qui a permis depuis
l'explosion des rendements agricoles - 8 quintaux de blé à l'hectare en 1800,
70 aujourd'hui.
À l'époque où Malthus vivait, neuf
habitants de la planète sur dix souffraient, de façon chronique, de la faim. En
1960, ils étaient encore un sur trois. Un sur cinq en 1990, seulement un sur
huit aujourd'hui. En ajoutant à cette tendance le fait qu'un tiers environ de
la production agricole mondiale est actuellement gaspillée, il n'y a aucune
raison de ne pas être aussi optimiste que l'économiste irlandais Cormac O
Grada. Dans son essai " Famine, a Short History ", il affirme que,
malgré l'augmentation prévue de la population du globe (9 milliards en 2050),
nous sommes en train d'assister à la fin de la faim sur terre.
On peut se montrer un peu plus pessimiste lorsqu'on sait
que les famines, qui ont fait depuis deux siècles, selon les calculs de
l'historien Étienne Thévenin, plus de morts que toutes les guerres réunies,
sont d'abord le résultat de la folie des dirigeants politiques, et non la
conséquence des caprices du ciel, des sécheresses ou des inondations. C'est le
délire du Grand Bond en avant de Mao qui fit mourir de faim entre 20 et 30
millions de Chinois. C'est la paranoïa meurtrière de Staline qui fit
délibérément mourir de faim entre 3 et 5 millions d'Ukrainiens au début des
années 30. C'est aussi l'Agricultural Adjusment Act (AAA) adopté dans le cadre
du New Deal de Roosevelt - dont on nous vante aujourd'hui les mérites- qui provoqua
dans les années 30 le désastre alimentaire aux États-Unis. Afin de faire
remonter les cours, le AAA subventionna les agriculteurs pour qu'ils ne
cultivent plus leurs terres et ordonna la destruction massive des récoltes et
du bétail. "On jette
les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour
interdire aux malheureux de les repêcher, écrit Steinbeck. On saigne les
cochons et on les enterre, et la pourriture s'infiltre dans le sol. Il y a là
un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement. Il y a là une souffrance telle
qu'elle ne saurait être symbolisée par des larmes."
(Par PIERRE-ANTOINE
DELHOMMAIS Le Point du 10 octobre 2013 )
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