mercredi 16 octobre 2013

La fin de la faim



Malgré la gravité de la crise actuelle, le fléau de la faim n'est pas revenu. Merci la mondialisation.


Sur les grand-routes, les gens erraient comme des fourmis à la recherche de travail, de pain", écrit John Steinbeck dans Les raisins de la colère. La Grande Dépression des années 30, c'est d'abord cette image de l'exode de millions d'Américains affamés et dévorant, pour les plus chanceux, d'infectes galettes de maïs trempées dans une sauce au lard. Le krach boursier de 1929 vida le portefeuille des riches, mais surtout les estomacs des pauvres, avec tous les problèmes de carences et de maladies qui en découlent. Bizarrement, il n'existe pas d'estimation officielle du nombre de décès, directs ou indirects, que provoqua cette sous-alimentation. Le chiffrage fait même encore aujourd'hui polémique aux États-Unis. Certains disent zéro mort, d'autres avancent plusieurs millions. De façon fiable, mais très parcellaire, on sait seulement que les hôpitaux new-yorkais enregistrèrent en 1931 20 personnes " mortes de faim " et 110 en 1934.
La bonne nouvelle, il en faut bien une de temps en temps, est que, malgré la gravité de la crise actuelle, le fléau de la faim n'est pas revenu. Selon les chiffres que vient de publier la FAO, l'agence de l'Onu pour l'alimentation et l'agriculture, le nombre de personnes mal nourries a certes légèrement augmenté dans les pays développés (de 13,6 millions pour la période 2005-2007 à 15,7 millions pour la période 2011-2013), mais il a en revanche continué de reculer dans des proportions considérables dans les pays en développement : 892,9 millions de personnes y souffraient de la faim juste avant la faillite de Lehman Brothers (16,7 % de la population), elles ne sont plus aujourd'hui que 826 millions (14,3 %). En Asie, qui reste, loin devant l'Afrique, le principal foyer mondial de malnutrition, le nombre de personnes sous-alimentées a diminué de 60 millions au cours des cinq dernières années. Dans un pays comme le Bangladesh, dont la famine de 1974 a marqué l'imaginaire occidental, la proportion d'habitants mal nourris a diminué de moitié en vingt ans, chutant de 33,9 à 16,3 %. Au Ghana, elle est passée de 44,4 % au début des années 90 à moins de 5 % aujourd'hui, un niveau comparable à un pays industrialisé.
La mondialisation - cette horreur économique, comme chacun sait - reste la meilleure arme jamais inventée par l'homme pour lutter contre la faim. À cause de la réduction massive de la pauvreté qu'elle a permise. À cause aussi de l'accélération des flux migratoires : l'envoi de fonds par les migrants dans leur pays d'origine représente désormais trois fois le montant de l'aide publique au développement. Enfin, avec la révolution des transports et des technologies de l'information qui la caractérise, la mondialisation permet aujourd'hui ce qui était impossible hier : une aide rapide et efficace aux populations en situation de détresse alimentaire. Il faut sans doute condamner l'Onu pour son inaction en Syrie, il faut en revanche saluer l'efficacité de son programme alimentaire et sa gouvernance mondiale de la faim : 3,7 millions de tonnes de vivres distribués chaque année dans 73 pays auprès de 90 millions de bénéficiaires.
Le pauvre Malthus doit se retourner dans sa tombe. À la fin du XVIIIe siècle, quand la population mondiale n'atteignait pas encore 1 milliard et celle d'Angleterre à peine 8 millions, l'économiste britannique avait expliqué l'urgence d'un strict contrôle des naissances, persuadé que la planète était incapable de nourrir de nouvelles bouches. Malthus avait juste oublié un détail : le progrès technologique, qui a permis depuis l'explosion des rendements agricoles - 8 quintaux de blé à l'hectare en 1800, 70 aujourd'hui.
À l'époque où Malthus vivait, neuf habitants de la planète sur dix souffraient, de façon chronique, de la faim. En 1960, ils étaient encore un sur trois. Un sur cinq en 1990, seulement un sur huit aujourd'hui. En ajoutant à cette tendance le fait qu'un tiers environ de la production agricole mondiale est actuellement gaspillée, il n'y a aucune raison de ne pas être aussi optimiste que l'économiste irlandais Cormac O Grada. Dans son essai " Famine, a Short History ", il affirme que, malgré l'augmentation prévue de la population du globe (9 milliards en 2050), nous sommes en train d'assister à la fin de la faim sur terre.
On peut se montrer un peu plus pessimiste lorsqu'on sait que les famines, qui ont fait depuis deux siècles, selon les calculs de l'historien Étienne Thévenin, plus de morts que toutes les guerres réunies, sont d'abord le résultat de la folie des dirigeants politiques, et non la conséquence des caprices du ciel, des sécheresses ou des inondations. C'est le délire du Grand Bond en avant de Mao qui fit mourir de faim entre 20 et 30 millions de Chinois. C'est la paranoïa meurtrière de Staline qui fit délibérément mourir de faim entre 3 et 5 millions d'Ukrainiens au début des années 30. C'est aussi l'Agricultural Adjusment Act (AAA) adopté dans le cadre du New Deal de Roosevelt - dont on nous vante aujourd'hui les mérites- qui provoqua dans les années 30 le désastre alimentaire aux États-Unis. Afin de faire remonter les cours, le AAA subventionna les agriculteurs pour qu'ils ne cultivent plus leurs terres et ordonna la destruction massive des récoltes et du bétail. "On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher, écrit Steinbeck. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s'infiltre dans le sol. Il y a là un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement. Il y a là une souffrance telle qu'elle ne saurait être symbolisée par des larmes."

(Par PIERRE-ANTOINE DELHOMMAIS Le Point  du 10 octobre  2013 )




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