Faute de femmes, la colonie
française au Canada dépérit. Le nouvel intendant du roi, Jean Talon, réclame
des épouses au roi de France.
Où sont les femmes ? clame Patrick Juvet.
C'est exactement la question que se pose à son arrivée en Nouvelle-France le nouvel intendant du roi, Jean
Talon. Où sont les femmes absolument nécessaires pour faire prospérer la jeune
colonie française sur les rives du Saint-Laurent ? Il recense une femme nubile
pour sept trappeurs affamés. Les compagnies privées qui géraient jusque-là la
colonie n'ont pas fait grand-chose pour assurer le bien-être sexuel et marital
de leurs trappeurs. À peine si la colonie compte une dizaine de femmes de plus
par an. Bref, pour prospérer, la Nouvelle-France sur les rives du Saint-Laurent
a un besoin urgent de bonnes reproductrices capables d'enfanter à la cadence
infernale d'une Thérèse Dion.
En 1663, quand la colonie passe sous
administration royale, Colbert décide de remédier à ce manque de femmes. Ce
n'est pas les jeunes célibataires qui manquent dans le royaume de France. Avec
Jean Talon, il monte une efficace "traite des blanches" entre le pays
et la colonie. De 1663 à 1673, pas moins de 800 jeunes femmes entre 12 et 30
ans acceptent l'aventure au pays des Iroquois. On les appelle les "filles
du Roi". Pour inciter au mariage, Jean Talon publie le 20 octobre 1671 une
ordonnance stipulant que tous les jeunes hommes célibataires devaient marier
une jeune fille venue de France, sans quoi ils perdaient leur droit de pêcher,
de chasser et d'échanger des fourrures.
Petite noblesse
Qui est cette chair fraîche ? Pour l'essentiel, des orphelines ou des
jeunes filles abandonnées à l'hospice par des parents n'ayant pas les moyens de
leur octroyer une dot de mariage. La majorité provient d'institutions
religieuses. Les villes côtières comme Dieppe, Honfleur ou La Rochelle
fournissent un important contingent, cependant une bonne moitié du
"troupeau" vient de la capitale. En particulier de l'hospice de la
Salpêtrière, qui, à l'époque, servait d'abri à quelque 3 000 indigentes,
orphelines, mendiantes et même prostituées ramassées sur le pavé parisien.
Attention, la sélection des" filles du Roi" n'a rien à voir avec les
rafles de prostituées qui se pratiqueront quelques décennies plus tard pour
coloniser les Antilles et le Mississippi. Les jeunes femmes destinées à la
Nouvelle-France sont recrutées parmi les indigentes honnêtes, ayant de la
religion et capables d'enfanter. Pour éviter de se faire refiler de vieux rossignols
provenant de chez Madame Claude, Jean Talon envoie deux matrones de
Nouvelle-France chargées d'écarter les brebis galeuses. Elles ont la consigne
de les choisir jeunes, en bonne santé, "pas trop contrefaites",
"dégourdies", vaillantes, de bonnes mœurs et... célibataires.
Pour certaines de ces jeunes filles, c'est l'occasion inespérée de se
marier, d'avoir des enfants et de ne pas finir ses jours dans un hospice ou un
bordel. Parmi les filles du Roi, on compte également une cinquantaine de femmes
de la petite noblesse destinées aux officiers ayant décidé de faire souche en
Nouvelle-France. Zahia, qui a posé sa candidature, a été recalée. Pour inciter
ces "épouseuses" à entreprendre ce voyage en Nouvelle-France, Louis XIV prend à sa charge les frais de
transport, qui se montent à une centaine de livres par fille. Il les dote aussi
de 50 livres, en espèces ou en articles ménagers. En outre, chaque fille du Roi
reçoit une cassette fermant à clef contenant "une coiffe de taffetas, une
coiffe de gaze, une ceinture, des cordons de soulier, 100 aiguilles, un étui et
un dé, un peigne, du fil blanc et gris, une paire de bas, une paire de
souliers, une paire de gants, une paire de ciseaux, deux couteaux, un millier
d'épingles, un bonnet, quatre lacets de fil, des toiles pour faire des
mouchoirs, cols, cornettes et manches plissées". Et pas question de
revenir quelque temps plus tard dans la métropole. Tous les chemins ne
mènent pas au Rom...
Allocations familiales
Le trajet entre Paris et Québec prend plusieurs mois. La traversée de
l'Atlantique est éprouvante pour des citadines mal nourries. Elles vivent un
calvaire, entassées dans la Sainte-Barbe à proximité des porcs, vaches et
chevaux envoyés dans la colonie. Elles sont nourries comme les matelots de
biscuits salés, de lard et de morue séchés. Quand elles ne souffrent pas du mal
de mer, elles sympathisent, créent des liens d'amitié qui dureront toute leur
vie. Quelques-unes meurent en route. Sur le point d'arriver, les survivantes
enfilent leur plus belle robe, anxieuses des hommes qu'elles vont trouver. Sur
le quai, Karine Le Marchand les attend avec de beaux trappeurs endimanchés.
Témoignage de l'époque : "Les voici qui se pressent sur le pont, les unes
contre les autres, comme un bouquet qu'on a ficelé serré... Il s'agit de
savoir, avant même d'avoir distingué leurs visages, si elles sont modestes et
bien soignées de leur personne."
Mais pas question de laisser les célibataires sauter sur ces dames. L'intendant
Jean Talon commence par installer les candidates chez des religieuses, des
veuves ou des familles de bonne réputation. Elles y sont logées et nourries
jusqu'à leur mariage devant notaire. Les jeunes filles comprennent vite qu'il
leur faut faire le bon choix. Pas question de se lier à un "sauvage"
courant les bois toute la sainte journée. Line
Renaud leur recommande de faire
porter leur choix sur les prétendants ayant pris soin de bâtir une cabane avant
leur arrivée. Si elles ne sont pas satisfaites de leur époux, elles ont le
droit d'annuler le contrat de mariage pour choisir un deuxième prétendant, et
même parfois un troisième. Le mariage religieux se déroule à Notre-Dame de
Québec. En général, elles sont mariées dans les six mois après leur
débarquement. Aux jeunes hommes de moins de 20 ans qui se marient, Talon remet
20 livres.
Mariées, les jeunes épouses ne doivent pas
chômer. Talon les encourage à pondre un nouvel enfant chaque année. Il invente
les allocations familiales : 300 livres annuelles pour les familles de plus de
dix enfants, et 400 livres pour celles qui font le grand chelem avec douze
enfants. C'est ainsi qu'en 1673 l'intendant peut annoncer à Colbert entre 600
et 700 naissances dans la colonie. Mais Talon tourne les talons la même année,
il retourne en France. Colbert, jugeant la colonie bien partie, préfère
employer l'argent du roi à financer la guerre contre la Hollande. Ainsi prend
fin la migration des filles du Roi. Bénies soient-elles : sans elles, il n'y
aurait eu ni Céline ni Garou.
(Le point.fr du 20 octobre 2013 - par F. Lewino et G. Dos Santos )
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