mercredi 26 juin 2013

Terre des hommes

Il y a quelques années, au cours d’un long voyage en chemin de fer, j’ai voulu visiter la patrie en marche où je m’enfermais pour trois jours, prisonnier pour trois jours de ce bruit de galets roulés par la mer, et je me suis levé. J’ai traversé vers une heure du matin le train dans toute sa longueur. Les sleepings étaient vides. Les voitures de première étaient vides. 
Mais les voitures de troisième abritaient des centaines d’ouvriers polonais congédiés de France et qui regagnaient leur Pologne. (…)
Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu.
Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d’un côté, essayaient l’autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer. 
Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans  le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie. Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise.
Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la
machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné. 
Et je regagnai mon wagon. Je me disais : ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n’est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement rouverte.
Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque chose comme l’espèce humaine et non l’individu qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente, c’est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère, dans laquelle, après tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse. (…) Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné. 
Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme.
Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, éditions Gallimard (1939)

Compréhension
- Par quel moyen de transport le narrateur voyage-t-il dans cet extrait ? Prouvez-le en vous
appuyant sur les mots du texte.
- A quoi fait référence le « bruit des galets roulés par la mer » ?
- Avec qui le narrateur voyage-t-il ? Décrivez ces personnes.
- Expliquez la métaphore du jardin et du jardinier employée par le narrateur.
- Expliquez la phrase : « Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui.»
- Pourquoi le narrateur affirme-t-il que « Mozart est condamné » ?
- Pourquoi le narrateur déclare-t-il : « Je ne crois guère à la pitié » ?
- Comment comprenez-vous la dernière phrase : « Seul  l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut
créer l’Homme » ? 
Production 
- Résumez le texte en quelques lignes.
- «C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné.» : réfléchissez sur l’inégalité des
chances et sur la façon dont on pourrait dépasser ce problème. Donnez votre opinion, en vous
appuyant sur votre expérience personnelle. (de 250 à 300 mots)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire