Mais les voitures de troisième abritaient des centaines
d’ouvriers polonais congédiés de France et qui regagnaient leur Pologne. (…)
Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le
sommeil était trouble comme un mauvais lieu.
Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques,
de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d’un côté, essayaient
l’autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer.
Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la
femme, l’enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce
couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce.
Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de
musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie. Les petits princes des légendes
n’étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il
naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On
isole la rose, on cultive la rose, on la favorise.
Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart
enfant sera marqué comme les autres par la
machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de
musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné.
Et je regagnai mon wagon. Je me disais : ces gens ne
souffrent guère de leur sort. Et ce n’est point la charité ici qui me
tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement
rouverte.
Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque
chose comme l’espèce humaine et non l’individu qui est blessé ici, qui est
lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente, c’est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n’est
point cette misère, dans laquelle, après tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse. (…) Ce qui
me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces
creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné.
Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer
l’Homme.
Antoine
de Saint-Exupéry, Terre des hommes, éditions Gallimard (1939)
Compréhension
- Par quel moyen de transport le narrateur voyage-t-il
dans cet extrait ? Prouvez-le en vous
appuyant sur les mots du texte.
- A quoi fait référence le « bruit des galets roulés par
la mer » ?
- Avec qui le narrateur voyage-t-il ? Décrivez ces
personnes.
- Expliquez la métaphore du jardin et du jardinier
employée par le narrateur.
- Expliquez la phrase : « Les petits princes des légendes
n’étaient point différents de lui.»
- Pourquoi le narrateur affirme-t-il que « Mozart est
condamné » ?
- Pourquoi le narrateur déclare-t-il : « Je ne crois
guère à la pitié » ?
- Comment comprenez-vous la dernière phrase : « Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut
créer l’Homme » ?
Production
- Résumez le texte en quelques lignes.
- «C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart
assassiné.» : réfléchissez sur l’inégalité des
chances et sur la façon dont on pourrait dépasser ce
problème. Donnez votre opinion, en vous
appuyant sur votre expérience personnelle. (de 250 à 300
mots)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire