De la haute couture, le public ne perçoit que
l'écume : des robes de rêve qui, le temps d'un défilé, tiennent le premier rôle
devant les caméras du monde entier. Mais résumer la haute couture à un spectacle
ou à un art de musée qui fait démonstration de savoir-faire sans âge reviendrait
à négliger une partie mystérieuse et cruciale de cette discipline : les
clientes. Mystérieuse car elles tiennent à leur anonymat, et les maisons
respectent cette confidentialité en demeurant obstinément bouche cousue sur
leur identité comme sur le reste, cultivant soigneusement le secret alors que
d'ordinaire elles ne ratent pas une occasion de communiquer. Cruciale car les
commandes qu'elles passent font vivre cette micro-industrie de haut luxe ainsi que
ses ateliers.
En retour, elles seules font l'expérience concrète de la haute couture,
celle qui commence une fois que la robe a connu son quart d'heure de célébrité.
La cliente devient le centre de toutes les attentions et accède à des services taillés
sur mesure. Tout commence par un rendez-vous pris traditionnellement dans les
salons couture des maisons, lieux feutrés et hautement privés qui tiennent davantage
de la suite d'hôtel 5-étoiles que de la boutique, fût-elle de luxe. Dans la
première moitié du XXe siècle, âge d'or de la haute couture, les clientes se
rendaient à Paris trois ou quatre fois par saison pour se livrer aux rituels
des essayages. Cette migration saisonnière distinguait les classes privilégiées,
pour qui ces périples constituaient une étape essentielle dans un circuit de
villégiature perpétuel. Ce style de vie a disparu et avec lui ces pèlerinages
systématiques.
Désormais, les maisons vont aussi au-devant des clientes et transportent
les salons jusqu'à elles. Chez Christian Dior, l'équipe haute couture se rend à
New York deux fois par an, en février et en septembre, pour rencontrer les
clientes. Chez Chanel, le défilé entier peut se déplacer à l'autre bout du
monde. L'année dernière, la collection printemps-été a défilé à Tokyo en
présence de son auteur Karl Lagerfeld. Des sessions de rendez-vous spéciaux ont
également été organisées à Shanghaï, Hong-kong, New York et Los Angeles. La
glorieuse caravane du sur-mesure va là où vivent les clientes potentielles et,
depuis quelques années, elle multiplie les incursions dans les puissances
émergentes, du Brésil à l'Inde. Lors de ces rencontres, la cliente accède à une
expérience rare : celle d'une collaboration étroite et privilégiée avec le
couturier et son équipe. Un dialogue s'instaure avec la directrice de la haute
couture, qui fait le lien entre les créatifs, les ateliers et les clients.
UNE AFFAIRE DE POSSIBILITÉS
Alors que les services de communication des marques n'hésitent pas à faire
de leur créateur une star comme les autres, ils s'attachent à préserver
l'anonymat de cette interprète dont on ne sait rien si ce n'est qu'elle incarne
le style et les valeurs de la maison. Cette gardienne du temple guide la
cliente dans ses choix. Car la couture est avant tout une affaire de
possibilités. Infinies ou presque. Les vêtements sont réalisés aux mesures
exactes de la cliente, qui peut également demander quelques variations de
style. Seules limites – logiques : ne pas dénaturer l'œuvre du créateur et demander
des altérations techniquement réalisables. Chez Chanel, les modifications de longueur,
couleur ou tissu sont étroitement supervisées par la chef d'atelier qui veille
au respect des codes de la maison. Pour préserver l'esprit de sa collection, Raf
Simons, le directeur artistique de Christian Dior, supervise lui-même les
croquis spéciaux réalisés à la demande des clientes. Cette participation
créative, même limitée, fait elle aussi partie du plaisir. Le caractère
exceptionnel de ces pièces se mesure également en heures de travail dans des
ateliers au savoir-faire d'élite.
Dans le monde féerique de la couture, les chiffres pèsent lourd. Pour la
"naissance" d'une robe haute couture Valentino, il faut compter deux
à trois essayages, trois à quatre mois pour la réalisation, et une dizaine
d'ouvrières hautement qualifiées. Chez Dior, on consacre jusqu'à 600 heures à
la broderie d'un modèle. Le fait-main Chanel est tout aussi vertigineux : un
tailleur demande 200 heures d'ouvrage minutieux, une robe de cocktail 150 et
certaines robes de mariée entièrement brodées jusqu'à 800 heures de travail.
Bien sûr, ces talents à l'œuvre ont un prix, en accord avec l'excellence de la
couture : un tailleur fait main chez Chanel (sans broderie) coûte 30 000 euros
en moyenne. Une addition qui ne couvre pas que le prix du vêtement mais aussi
ces services hors norme. A l'arrivée, on devine la qualité de la réalisation
mais seule celle qui porte le vêtement en a véritablement conscience. Loin de
ses utilisations galvaudées, la vraie définition du luxe en somme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire