dimanche 21 avril 2013

Paris sous le charme des Mille et Une Nuits




A l'Institut du monde arabe, une fastueuse exposition donne à voir et à admirer plus de 300 œuvres que ces contes ont inspiré dans tous les domaines de l'art. Voyage en Orient.
«L'aube chassant la nuit, Schéhérazade interrompit là son conte...» Tout commence avec l'amertume d'un roi trompé par les femmes et qui décide de ne plus jamais s'y fier. Il prendra donc chaque soir une nouvelle épouse qu'il fera exécuter au matin. Mais, face au sultan, survient la belle et frêle Schéhérazade qui va arrêter le temps par un poème sans fin: nuit après nuit, elle va conter au roi un récit qu'elle laissera inachevé. «Cette histoire est assurément très surprenante, dit le sultan, je suis désireux d'en entendre la suite.» Ainsi, la jeune femme parvint à tenir en haleine la curiosité du seigneur durant mille et une nuits... Ces mots font jaillir un flot d'images, ils sont un long voyage vers des pays qui ont pour nom l'Inde, la Chine, l'Asie centrale, la Perse, l'Irak, la Syrie, l'Egypte... Ils s'accompagnent de découvertes étonnantes: les cités sous-marines des peuples de la mer, des voyages aériens en compagnie de génies au plus haut du ciel, des mondes souterrains qui cachent des richesses et le retour sur notre planète Terre auprès de Schéhérazade.
Mais pourquoi Les Mille et Une Nuits connaissent-elles un tel engouement? Le livre n'a jamais occupé une place distinguée dans la littérature orientale ; il est incapable, par le style dans lequel il est écrit, de prendre rang parmi les modèles de l'éloquence ; il n'offre aucun but moral ou philosophique. Et pourtant, contant uniquement pour le plaisir de conter, il lui a suffi de peu de temps pour remplir l'Europe de sa renommée. Quel est en effet le livre qui a été traduit dans le plus grand nombre de langues, qui est le seul dont s'est amusée notre enfance et qui, dans un âge plus avancé et plus sérieux, nous offre encore un délassement et un remède contre l'ennui? Bien sûr, il y a la grave et sentencieuse sagesse des livres sacrés de la Chine, les chants sublimes d'Homère, les profondes méditations de Platon. Mais Les Mille et Une Nuits, qui n'ont pas eu moins de lecteurs, se sont imposées sans produire la moindre révolution, sans faire couler le sang, sans opposer secte contre secte, nation contre nation. On sait que l'Orient fut le berceau et la source de ces contes qui ont rempli le monde, mais il reste beaucoup de zones d'ombre. Mentionné pour la première fois au Xe siècle, le recueil anonyme, écrit en arabe, s'est édifié sur un substrat indo-persan, enrichi de deux strates successives, le cycle de Bagdad et les récits égyptiens. Dans les premiers contes, aux noms d'origine persane ou indienne, le merveilleux occupe une place importante. Ce recueil original est sans doute le fruit de plusieurs contes oraux qui auraient circulé d'une contrée à l'autre du monde antique avant d'être regroupés dans un même recueil. La deuxième série de contes se signale par les nombreuses références historiques liées au calife Harun al-Rachid et à la vie de la cour abbasside avec ses palais et ses intrigues, l'activité de la ville avec ses marchés, ses ports et ses lieux mal famés. La troisième série, se déroulant en Egypte mamelouke et ottomane, accorde une grande importance à la mythologie et à la magie. Mais à chaque étape, les conteurs, les scripteurs et les copistes se sont permis des digressions et la forme stable et définitive des Nuits n'apparaît qu'au XIIIe ou XIVe siècle. Cette littérature née de la culture populaire fut regardée comme un genre mineur par l'élite raffinée.
Ni les premières versions manuscrites connues ni les nombreuses copies et traductions effectuées par la suite ne sont illustrées. L'image n'accompagnera Les Mille et Une Nuits qu'au cours du XIXe siècle: ce seront alors des illustrations européennes. Dans le monde occidental, en effet, les Nuits suscitent un incroyable engouement dès leur traduction. La première, qui est française, se fait sous la plume d'Antoine Galland, un bibliothécaire de Caen qui a beaucoup voyagé en Orient. Entre 1704 et 1717, 12 volumes paraîtront, qui connaîtront aussitôt un immense succès qui gagnera toute l'Europe. Outre le manuscrit arabe qu'il a eu entre les mains, Galland avait traduit sous la dictée d'un moine syrien ; c'est grâce à cette récupération de la tradition orale que des personnages comme Aladin, Ali Baba et Sindbad deviennent célèbres. Galland va faire quelques «adaptations»: il supprime tout ce qui est érotique ou trivial et adapte le texte original aux mœurs de son siècle. Malgré cette censure, son œuvre fut la première où le monde oriental apparaissait aux lecteurs du point de vue des Arabes eux-mêmes et non du point de vue d'étrangers comme les marchands, les pèlerins, les moines. Deux siècles après Galland, le Dr Joseph-Charles Mardrus, médecin né au Caire et brillant orientaliste qui fréquentait le salon de Mallarmé et l'avant-garde littéraire, publie sa traduction des Nuits. On est loin du travail de Galland. D'une facture très personnelle, érotisée par un imaginaire d'une sensualité exubérante, embellie par des descriptions de décors et de costumes fascinants, cette version du texte arabe enchante l'élite intellectuelle européenne. Après l'avoir lue, le couturier Paul Poiret organisera en 1911 une Mille et deuxième nuit où 300 invités, vêtus de «costumes empruntés aux contes orientaux», seront réunis dans un décor d'une richesse extravagante, avec profusion de tapis, de coussins, de fontaines, d'almées et d'esclaves. Coiffé d'un turban rutilant, Poiret le Magnifique accueillit la poétesse Lucie Delarue et son amante, la sulfureuse Natalie Clifford Barney. Proust, qui découvre alors les Nuits, s'enthousiasme pour cette gigantesque compilation. Dans La Recherche, le narrateur confie que «c'est en cachette, pour (lui) faire une surprise, que (sa) mère fit venir à la fois les Mille et Une Nuitsde Galland et celles de Mardrus. Elle aurait bien voulu qu'(il) s'en tint à celles de Galland, tout en craignant de (l')influencer ; d'autre part elle ne devait pas juger d'après ce qui la choquait les lectures d'un jeune homme.» Partout, le texte de Mardrus déclenche la folie des Nuits.
Un recueil de contes qui inspire aussi bien Picasso que Walt Disney
L'exotisme apporté par le recueil ne se répandit pas seulement en littérature. Nourrissant les rêves et les fantasmes des Occidentaux sur l'Orient, il stimule l'imagination des peintres tel Gustave Doré qui illustre, en 1857, Les Aventures de Sindbad le marin. Avec ses oiseaux fabuleux, ses génies qui volent dans les cieux, ses femmes ailées, ses formules magiques, les Nuits font naître des milliers d'images. Tous les arts vont sacrifier à la passion des Mille et Une Nuits, du théâtre à la mode, de la musique au cinéma, de la peinture à l'opéra, de la photographie à la littérature, générant plus d'objets et d'illustrations qu'aucune autre création. Plus de 300 œuvres actuellement exposées à l'Institut du monde arabe évoquent ces clichés, proches de l'Orient ou façonnés par l'Occident. Le peintre Jacques-Emile Blanche représentera Ida Rubinstein, qui incarnait Zobeide dans le ballet Schéhérazade, créé par les Ballets russes de Serge de Diaghilev en 1910 sur une chorégraphie de Michel Fokine et une musique de Rimski-Korsakov, qui confia qu'il avait voulu créer «un kaléidoscope d'images de contes de fées». Maurice Ravel, lui aussi subjugué par l'Orient, composera un cycle de mélodies d'une poésie magique. Le thème fut repris par des peintres aussi talentueux que Van Dongen, Edmond Dulac ou Chagall, que le merveilleux avait toujours inspiré. Le cinéma va s'en donner à cœur joie, pas seulement avec les dessins animés de Disney, mais aussi à Bollywood, qui exploite à l'infini le thème des Nuits avec scènes chantées et dansées dans des décors chamarrés et des costumes rutilants sur fond d'intrigues de palais, de trahisons et de scènes d'amour sirupeuses. Nikita Elisséeff affirmait qu'il était difficile, sinon impossible, de circonscrire les limites des Nuits, sans cesse modifiées, adaptées, remaniées, complétées. On peut y voir une fable morale, mais à la lecture de ces histoires enchâssées, l'objectif premier, d'ailleurs facilement atteint, est de se divertir. C'est sans doute Jorge Luis Borges qui a le mieux défini Les Mille et Une Nuits: un «livre de sable» éternellement recommencé, et à la lecture infinie.
 (Le figaro) 


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