A l'Institut du monde arabe, une
fastueuse exposition donne à voir et à admirer plus de 300 œuvres que ces
contes ont inspiré dans tous les domaines de l'art. Voyage en Orient.
«L'aube chassant la nuit, Schéhérazade
interrompit là son conte...» Tout commence avec l'amertume d'un roi trompé par
les femmes et qui décide de ne plus jamais s'y fier. Il prendra donc chaque
soir une nouvelle épouse qu'il fera exécuter au matin. Mais, face au sultan, survient
la belle et frêle Schéhérazade qui va arrêter le temps par un poème sans fin:
nuit après nuit, elle va conter au roi un récit qu'elle laissera inachevé.
«Cette histoire est assurément très surprenante, dit le sultan, je suis
désireux d'en entendre la suite.» Ainsi, la jeune femme parvint à tenir en
haleine la curiosité du seigneur durant mille et une nuits... Ces mots font
jaillir un flot d'images, ils sont un long voyage vers des pays qui ont pour
nom l'Inde, la Chine, l'Asie centrale, la Perse, l'Irak, la Syrie, l'Egypte...
Ils s'accompagnent de découvertes étonnantes: les cités sous-marines des
peuples de la mer, des voyages aériens en compagnie de génies au plus haut du
ciel, des mondes souterrains qui cachent des richesses et le retour sur notre planète
Terre auprès de Schéhérazade.
Mais pourquoi Les Mille et Une
Nuits connaissent-elles un tel engouement? Le livre n'a jamais occupé une
place distinguée dans la littérature orientale ; il est incapable, par le style
dans lequel il est écrit, de prendre rang parmi les modèles de l'éloquence ; il
n'offre aucun but moral ou philosophique. Et pourtant, contant uniquement pour
le plaisir de conter, il lui a suffi de peu de temps pour remplir l'Europe de
sa renommée. Quel est en effet le livre qui a été traduit dans le plus grand
nombre de langues, qui est le seul dont s'est amusée notre enfance et qui, dans
un âge plus avancé et plus sérieux, nous offre encore un délassement et un
remède contre l'ennui? Bien sûr, il y a la grave et sentencieuse sagesse des
livres sacrés de la Chine, les chants sublimes d'Homère, les profondes
méditations de Platon. Mais Les Mille et Une Nuits, qui n'ont pas eu moins
de lecteurs, se sont imposées sans produire la moindre révolution, sans faire
couler le sang, sans opposer secte contre secte, nation contre nation. On sait
que l'Orient fut le berceau et la source de ces contes qui ont rempli le monde,
mais il reste beaucoup de zones d'ombre. Mentionné pour la première fois au Xe
siècle, le recueil anonyme, écrit en arabe, s'est édifié sur un substrat
indo-persan, enrichi de deux strates successives, le cycle de Bagdad et les
récits égyptiens. Dans les premiers contes, aux noms d'origine persane ou
indienne, le merveilleux occupe une place importante. Ce recueil original est sans
doute le fruit de plusieurs contes oraux qui auraient circulé d'une contrée à
l'autre du monde antique avant d'être regroupés dans un même recueil. La
deuxième série de contes se signale par les nombreuses références historiques
liées au calife Harun al-Rachid et à la vie de la cour abbasside avec ses
palais et ses intrigues, l'activité de la ville avec ses marchés, ses ports et
ses lieux mal famés. La troisième série, se déroulant en Egypte mamelouke et
ottomane, accorde une grande importance à la mythologie et à la magie. Mais à
chaque étape, les conteurs, les scripteurs et les copistes se sont permis des
digressions et la forme stable et définitive des Nuits n'apparaît qu'au XIIIe
ou XIVe siècle. Cette littérature née de la culture populaire fut regardée
comme un genre mineur par l'élite raffinée.
Ni les premières versions manuscrites
connues ni les nombreuses copies et traductions effectuées par la suite ne sont
illustrées. L'image n'accompagnera Les Mille et Une Nuits qu'au cours du
XIXe siècle: ce seront alors des illustrations européennes. Dans le monde
occidental, en effet, les Nuits suscitent un incroyable engouement dès leur
traduction. La première, qui est française, se fait sous la plume d'Antoine
Galland, un bibliothécaire de Caen qui a beaucoup voyagé en Orient. Entre 1704
et 1717, 12 volumes paraîtront, qui connaîtront aussitôt un immense succès qui
gagnera toute l'Europe. Outre le manuscrit arabe qu'il a eu entre les mains,
Galland avait traduit sous la dictée d'un moine syrien ; c'est grâce à cette
récupération de la tradition orale que des personnages comme Aladin, Ali Baba
et Sindbad deviennent célèbres. Galland va faire quelques «adaptations»: il
supprime tout ce qui est érotique ou trivial et adapte le texte original aux mœurs
de son siècle. Malgré cette censure, son œuvre fut la première où le monde
oriental apparaissait aux lecteurs du point de vue des Arabes eux-mêmes et non
du point de vue d'étrangers comme les marchands, les pèlerins, les moines. Deux
siècles après Galland, le Dr Joseph-Charles Mardrus, médecin né au Caire et
brillant orientaliste qui fréquentait le salon de Mallarmé et l'avant-garde
littéraire, publie sa traduction des Nuits. On est loin du travail de Galland.
D'une facture très personnelle, érotisée par un imaginaire d'une sensualité
exubérante, embellie par des descriptions de décors et de costumes fascinants,
cette version du texte arabe enchante l'élite intellectuelle européenne. Après
l'avoir lue, le couturier Paul Poiret organisera en 1911 une Mille et deuxième
nuit où 300 invités, vêtus de «costumes empruntés aux contes orientaux», seront
réunis dans un décor d'une richesse extravagante, avec profusion de tapis, de
coussins, de fontaines, d'almées et d'esclaves. Coiffé d'un turban rutilant,
Poiret le Magnifique accueillit la poétesse Lucie Delarue et son amante, la
sulfureuse Natalie Clifford Barney. Proust, qui découvre alors les Nuits,
s'enthousiasme pour cette gigantesque compilation. Dans La Recherche, le
narrateur confie que «c'est en cachette, pour (lui) faire une surprise, que
(sa) mère fit venir à la fois les Mille et Une Nuitsde Galland et celles
de Mardrus. Elle aurait bien voulu qu'(il) s'en tint à celles de Galland, tout
en craignant de (l')influencer ; d'autre part elle ne devait pas juger d'après
ce qui la choquait les lectures d'un jeune homme.» Partout, le texte de Mardrus
déclenche la folie des Nuits.
Un recueil de contes qui inspire aussi
bien Picasso que Walt Disney
L'exotisme apporté par le recueil ne se
répandit pas seulement en littérature. Nourrissant les rêves et les fantasmes
des Occidentaux sur l'Orient, il stimule l'imagination des peintres tel Gustave
Doré qui illustre, en 1857, Les Aventures de Sindbad le marin. Avec ses
oiseaux fabuleux, ses génies qui volent dans les cieux, ses femmes ailées, ses
formules magiques, les Nuits font naître des milliers d'images. Tous les arts
vont sacrifier à la passion des Mille et Une Nuits, du théâtre à la mode, de la
musique au cinéma, de la peinture à l'opéra, de la photographie à la
littérature, générant plus d'objets et d'illustrations qu'aucune autre
création. Plus de 300 œuvres actuellement exposées à l'Institut du monde arabe
évoquent ces clichés, proches de l'Orient ou façonnés par l'Occident. Le
peintre Jacques-Emile Blanche représentera Ida Rubinstein, qui incarnait
Zobeide dans le ballet Schéhérazade, créé par les Ballets russes de Serge de
Diaghilev en 1910 sur une chorégraphie de Michel Fokine et une musique de
Rimski-Korsakov, qui confia qu'il avait voulu créer «un kaléidoscope d'images de
contes de fées». Maurice Ravel, lui aussi subjugué par l'Orient, composera un
cycle de mélodies d'une poésie magique. Le thème fut repris par des peintres
aussi talentueux que Van Dongen, Edmond Dulac ou Chagall, que le merveilleux
avait toujours inspiré. Le cinéma va s'en donner à cœur joie, pas seulement
avec les dessins animés de Disney, mais aussi à Bollywood, qui exploite à
l'infini le thème des Nuits avec scènes chantées et dansées dans des décors
chamarrés et des costumes rutilants sur fond d'intrigues de palais, de
trahisons et de scènes d'amour sirupeuses. Nikita Elisséeff affirmait qu'il
était difficile, sinon impossible, de circonscrire les limites des Nuits, sans
cesse modifiées, adaptées, remaniées, complétées. On peut y voir une fable
morale, mais à la lecture de ces histoires enchâssées, l'objectif premier,
d'ailleurs facilement atteint, est de se divertir. C'est sans doute Jorge Luis
Borges qui a le mieux défini Les Mille et Une Nuits: un «livre de sable»
éternellement recommencé, et à la lecture infinie.
(Le figaro)
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