dimanche 24 mars 2013

Comment la France a oublié le monde


Avec cet hiver et cette crise qui ne veulent pas finir, ce printemps et cette croissance qui ne peuvent pas revenir, le moral, forcément, n'est pas au beau fixe. Encore moins chez tous les "proeuropéens", "europhiles","eurolâtres", on les appellera - on nous appellera - comme on veut.
De toutes les régions du monde la zone euro sera la seule à connaître en 2013 la récession (- 0,2 %), pour la deuxième année consécutive. La seule aussi où le chômage atteigne de tels niveaux (11,9 % en janvier). De toute évidence, contrairement aux espoirs, contrairement aux promesses, l'Union monétaire n'a pas rendu l'Europe économiquement plus forte.
De toute évidence aussi, la création de l'euro a - indirectement - sa part de responsabilité dans le fait que la France et les pays d'Europe du Sud aient loupé le train de la mondialisation, aient raté ce rendez-vous avec l'Histoire : la part de la France dans le commerce mondial est passée, en volume, de 7,8 % en 1995 à 6,3 % en 2012. Celle de l' Italie s'est repliée dans le même temps de 6,3 % à 4 %.
Qu'on s'entende bien pour éviter tout malentendu : l'euro lui-même n'est pas à l'origine de ce décrochage. La preuve, c'est que durant la même période la part de l'Allemagne dans le commerce mondial a grimpé de 13 % à 16,5 %. Les seuls fautifs, les vrais coupables, ce sont les gouvernements français, italien, espagnol qui, pendant dix ans, ont fait un mauvais usage de la monnaie unique quand les Allemands en tiraient au contraire le meilleur.
Dans son livre Ces Français, fossoyeurs de l'euro, notre confrère du Monde Arnaud Leparmentier avance une piste pour ce ratage historique : "De Maastricht à Lisbonne, les Européens se sont épuisés pendant plus de quinze ans dans les querelles institutionnelles. Sans voir que la maison euro brûlait." Sans voir surtout que le monde autour d'eux était en train de changer à toute vitesse et que les rapports de forces géopolitiques internationaux étaient en train de basculer.
Pendant que la Chine s'envolait, que l'Inde et le Brésil décollaient, que l'Afrique s'éveillait enfin, les dirigeants européens - allemands exceptés - consacraient leur temps et leur énergie à des débats byzantins sur les problèmes d'élargissement, de droit de vote, de majorité qualifiée et de minorité de blocage, de rapports de forces entre la Commission et le Conseil.
Au lieu de regarder ce qui se passait à Pékin et à Bombay, les Français, les Espagnols, les Italiens avaient leurs regards fixés vers Bruxelles, pour y régler leurs comptes. Au lieu de faire de l'économie, ils se sont gavés de politique. Au lieu de réformer leurs économies pour faire face à la mondialisation, ils se sont entre-déchirés pour tenter en vain de réformer leurs institutions. Avec pour seul résultat final, presque comique, de désigner le charismatique Herman Van Rompuy comme président.
Plus grave encore, les Français et tous les Européens du Sud ont considéré que l'euro était un aboutissement, pas un point de départ. Que les efforts qu'ils avaient fournis pour respecter les critères de Maastricht et obtenir la monnaie unique les dispensaient d'en faire ultérieurement, une fois qu'elle avait été lancée. A l'abri de cet euro bénéficiant de la garantie allemande, toutes les bêtises économiques étaient désormais permises. L'Histoire retiendra qu'au moment même, en 2001, où la mondialisation était officialisée avec l'entrée de la Chine dans l'OMC, la France de Lionel Jospin lui tournait le dos en mettant en place les 35 heures. Dans une sorte de repli identitaire et d'"universalisme hexagonal", pour reprendre la formule assassine de Jean-Louis Bourlanges, cité par Arnaud Leparmentier, à propos de l'ex-Premier ministre.
La grande erreur des gouvernements français successifs a été de croire, pendant plus de dix ans, que l'arrivée de la monnaie unique signifiait, d'une certaine façon, la fin de l'histoire économique. Ils ont considéré que l'Allemagne n'était plus une rivale économique puisqu'elle avait perdu son deutsche mark. Et qu'avec une Europe monétairement unifiée, dotée d'un grand marché intérieur de plus de 300 millions d'habitants, il était désormais possible de vivre en quasi-autarcie, "pépère", protégé des turbulences du reste du monde par d'illusoires barrières. Et qu'il importait peu, dans ce nouvel environnement, d'être compétitif au moment même où il était essentiel de l'être.
Au lieu d'ouvrir les Français et les Européens du Sud à la mondialisation, l'euro - ou plutôt la conception qu'ils en avaient - les en a au contraire éloignés, en les refermant sur eux-mêmes. Pendant que l'Allemagne de M. Schröder se réformait dans la douleur pour y faire face, l'euro était même vu à Paris comme un moyen d'échapper à la mondialisation. Cette mondialisation "portée par un courant ultralibéral au profit des plus forts", pour reprendre l'expression symbolique de M. Chirac. De façon tout aussi symbolique, pendant que l'Allemagne tout entière se mobilisait pour partir à l'assaut des marchés émergents, le futur président François Hollande préférait sillonner inlassablement les routes - certes magnifiques - de la Corrèze plutôt que de se rendre une seule fois à Pékin.
De façon beaucoup moins symbolique : entre 2000 et 2012, les exportations de la France vers la Chine sont passées de 2,5 à 15 milliards d'euros, tandis que celles de l'Allemagne ont bondi de 7 à 67 milliards d'euros. L'euro a réveillé et fortifié l'Allemagne, il a endormi et rabougri la France. Alors qu'il a incité l'Allemagne à changer pour sauter dans le grand bain de la mondialisation, il a figé la France sur elle-même, dans ses faiblesses et ses erreurs.

Le Point  du 21 mars 2013  par   Pierre-Antoine Delhommais  


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