Avec cet
hiver et cette crise qui ne veulent pas finir, ce printemps et cette croissance
qui ne peuvent pas revenir, le moral, forcément, n'est pas au beau fixe. Encore
moins chez tous les "proeuropéens",
"europhiles","eurolâtres", on les appellera - on nous
appellera - comme on veut.
De toutes les régions du monde la zone euro
sera la seule à connaître en 2013 la récession (- 0,2 %), pour la deuxième
année consécutive. La seule aussi où le chômage atteigne de tels niveaux (11,9
% en janvier). De toute évidence, contrairement aux espoirs, contrairement aux
promesses, l'Union monétaire n'a pas rendu l'Europe économiquement plus forte.
De toute évidence aussi, la création de l'euro a -
indirectement - sa part de responsabilité dans le fait que la France et les pays d'Europe du Sud aient
loupé le train de la mondialisation, aient raté ce rendez-vous avec l'Histoire
: la part de la France dans le commerce mondial est passée, en volume, de 7,8 %
en 1995 à 6,3 % en 2012. Celle de l' Italie s'est repliée dans le même temps de 6,3 % à 4 %.
Qu'on s'entende bien pour éviter tout
malentendu : l'euro lui-même n'est pas à l'origine de ce décrochage. La preuve,
c'est que durant la même période la part de l'Allemagne dans le commerce
mondial a grimpé de 13 % à 16,5 %. Les seuls fautifs, les vrais coupables, ce
sont les gouvernements français, italien, espagnol qui, pendant dix ans, ont
fait un mauvais usage de la monnaie unique quand les Allemands en tiraient au
contraire le meilleur.
Dans son livre Ces
Français, fossoyeurs de l'euro, notre confrère du Monde Arnaud Leparmentier avance une piste
pour ce ratage historique : "De Maastricht à Lisbonne, les Européens se
sont épuisés pendant plus de quinze ans dans les querelles institutionnelles.
Sans voir que la maison euro brûlait." Sans voir surtout que le monde
autour d'eux était en train de changer à toute vitesse et que les rapports de
forces géopolitiques internationaux étaient en train de basculer.
Pendant que la Chine s'envolait, que l'Inde
et le Brésil décollaient, que l'Afrique s'éveillait enfin, les dirigeants
européens - allemands exceptés - consacraient leur temps et leur énergie à des
débats byzantins sur les problèmes d'élargissement, de droit de vote, de
majorité qualifiée et de minorité de blocage, de rapports de forces entre la
Commission et le Conseil.
Au lieu de regarder ce qui se passait à
Pékin et à Bombay, les Français, les Espagnols, les Italiens avaient leurs
regards fixés vers Bruxelles, pour y régler leurs comptes. Au lieu de faire de
l'économie, ils se sont gavés de politique. Au lieu de réformer leurs économies
pour faire face à la mondialisation, ils se sont entre-déchirés pour tenter en
vain de réformer leurs institutions. Avec pour seul résultat final, presque
comique, de désigner le charismatique Herman Van Rompuy comme président.
Plus grave encore, les Français et tous les
Européens du Sud ont considéré que l'euro était un aboutissement, pas un point
de départ. Que les efforts qu'ils avaient fournis pour respecter les critères
de Maastricht et obtenir la monnaie unique les dispensaient d'en faire
ultérieurement, une fois qu'elle avait été lancée. A l'abri de cet euro
bénéficiant de la garantie allemande, toutes les bêtises économiques étaient
désormais permises. L'Histoire retiendra qu'au moment même, en 2001, où la
mondialisation était officialisée avec l'entrée de la Chine dans l'OMC, la
France de Lionel Jospin lui tournait le dos en mettant en place les 35 heures.
Dans une sorte de repli identitaire et d'"universalisme hexagonal",
pour reprendre la formule assassine de Jean-Louis Bourlanges, cité par Arnaud
Leparmentier, à propos de l'ex-Premier ministre.
La grande erreur des gouvernements français
successifs a été de croire, pendant plus de dix ans, que l'arrivée de la
monnaie unique signifiait, d'une certaine façon, la fin de l'histoire
économique. Ils ont considéré que l'Allemagne n'était plus une rivale
économique puisqu'elle avait perdu son deutsche mark. Et qu'avec une Europe
monétairement unifiée, dotée d'un grand marché intérieur de plus de 300
millions d'habitants, il était désormais possible de vivre en quasi-autarcie,
"pépère", protégé des turbulences du reste du monde par d'illusoires
barrières. Et qu'il importait peu, dans ce nouvel environnement, d'être
compétitif au moment même où il était essentiel de l'être.
Au lieu d'ouvrir les Français et les
Européens du Sud à la mondialisation, l'euro - ou plutôt la conception qu'ils
en avaient - les en a au contraire éloignés, en les refermant sur eux-mêmes.
Pendant que l'Allemagne de M. Schröder se réformait dans la douleur pour y
faire face, l'euro était même vu à Paris comme un moyen d'échapper à la
mondialisation. Cette mondialisation "portée par un courant ultralibéral
au profit des plus forts", pour reprendre l'expression symbolique de M.
Chirac. De façon tout aussi symbolique, pendant que l'Allemagne tout entière se
mobilisait pour partir à l'assaut des marchés émergents, le futur président
François Hollande préférait sillonner inlassablement les routes - certes
magnifiques - de la Corrèze plutôt que de se rendre une seule fois à Pékin.
De façon beaucoup moins symbolique : entre
2000 et 2012, les exportations de la France vers la Chine sont passées de 2,5 à
15 milliards d'euros, tandis que celles de l'Allemagne ont bondi de 7 à 67
milliards d'euros. L'euro a réveillé et fortifié l'Allemagne, il a endormi et
rabougri la France. Alors qu'il a incité l'Allemagne à changer pour sauter dans
le grand bain de la mondialisation, il a figé la France sur elle-même, dans ses
faiblesses et ses erreurs.
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